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LE RÔLE DES SONDAGES DANS LE DOMAINE DE L'AUDIOVISUEL

Jacques DURAND
LE RÔLE DES SONDAGES DANS
LE DOMAINE DE L'AUDIOVISUEL
Il y a une vingtaine d'années, dans les colloques sur les " problèmes de l'information " le mot " sondage " était à peine prononcé. Il serait impensable aujourd'hui de poser les problèmes de l'audiovisuel sans évoquer, à un moment ou un autre, leur existence. Presque chaque jour la presse professionnelle, et même la presse générale, y font allusion. La situation a donc bien évolué depuis vingt ans.
Première étape : les années 50
Les années 50, c'est la période où la Radiodiffusion française prend conscience de l'existence et de l'utilité des sondages.
En 1950, elle dispose d'un service chargé d'étudier les réactions du public : le Service des relations avec les auditeurs, dirigé par Roger Veillé, puis par Jean Oulif. Mais l'activité de ce service est presque totalement consacrée au traitement du courrier : il faudra quelques années pour que l'on comprenne que les lettres adressées spontanément par les auditeurs ne sont pas une source fiable d'information sur les attentes et les réactions du public.
La situation est différente à cette époque en Grande-Bretagne. Comme le constate le sociologue Georges Friedmann : " Il existe à la BBC un département bien équipé dont nous ne possédons pas l'équivalent en France, l'Audience Research Department " (Cahiers d'études de radio-télévision, n° 5, 1956).
Créé en 1938, ce service utilise deux techniques complémentaires pour l'étude de l'auditoire : d'une part, des enquêtes quotidiennes sur l'écoute de la veille (2.500 interviews par jour) ; d’autre part des panels, c'est-à-dire des échantillons de personnes qui notent en permanence leurs appréciations des programmes sur des carnets renvoyés chaque semaine.
Ce qui frappe dans l'expérience britannique, c'est sa continuité : les mêmes méthodes sont utilisées par le même service depuis près de cinquante ans. Et nos amis anglais s'amusent beaucoup de cette frénésie qui nous pousse, nous Français, à bouleverser tous les dix ans nos structures et nos méthodes d'étude du public.
Au cours des années 50, de nombreux pays européens se sont inspirés de l'expérience anglaise. C'est aussi le cas de la France : après avoir analysé ce qui se faisait à Londres, Jean Oulif met en place à partir de l954 un système d'enquête téléphonique quotidienne, qui sera utilisé jusqu'en 1967.
La Radiodiffusion française détient toutefois à cette époque un autre atout : c'est le Centre d'études de radio-télévision, créé en 1948 et animé par Jean Tardieu et Bernard Blin. Cet organisme associe des hommes de radio, des chercheurs, des universitaires ; il entreprend une exploration approfondie des divers aspects de la radio-télévision. Mais cette expérience qui s'annonce fructueuse est brutalement arrêtée en 1960. Une étude générale de l'organisation des services, commandée par Christian Chavanon, a conduit à créer le Service de la Recherche. L'objectif est de regrouper dans une même unité la recherche sociologique, la recherche esthétique, la recherche technique, etc. Attitude foncièrement nominaliste. Décision regrettable, qui donne un coup d'arrêt à la recherche française sur le public de la radio-télévision.
Ajoutons, pour compléter ce panorama des années 50, que l'Institut français d'opinion publique (IFOP), dirigé par Hélène Riffault, réalise chaque année depuis 1949 des enquêtes en souscription sur l'étude de la radio.
Les années 60 : des instruments de connaissance
C'est au cours des années 60 que les sondages vont être progressivement reconnus en France comme le seul instrument fiable pour évaluer les réactions du public.
En 1964 par exemple, Louis Vallon déclare à l'Assemblée nationale : " La défection des auditeurs est actuellement le mal le plus grave dont souffre la RTF. Le meilleur moyen de tenir compte de l'opinion sera de faire périodiquement des sondages, de manière à connaître les conditions de réception des émissions " (Le Monde, 29 mai 1964).
La RTF confie à l'INSEE en 1961 le soin de réaliser une grande enquête sur l'écoute de la radio (12.000 interviews). D'année en année, elle accroît son budget d'étude. Le Service des relations avec les auditeurs devient Service des études de marché, puis Service des études d'opinion.
En 1967, ce service met en place, avec le concours de l'IFOP et de la SOFRES, un panel postal permanent. 1.200 personnes, renouvelées toutes les deux semaines, notent quotidiennement leurs écoutes et leurs appréciations des émissions de télévision.
Le service réalise par ailleurs un nombre de plus en plus grand d'études sur des sujets variés.
Pendant cette période, plusieurs pays voisins (la Grande-Bretagne en 1956, l'Allemagne en 1963, les Pays-Bas en 1966) franchissent une autre étape : ils se dotent d'un nouvel instrument de mesure des audiences, l'audimètre. Cet appareil, qui avait été développé aux Etats-Unis par Nielsen depuis 1936, enregistre de façon automatique le fonctionnement du récepteur. Cette technique est expérimentée en France en 1966 par la société CECODIS, mais cette expérience reste sans suite.
Les années 70 : des instruments de pouvoir
Pendant les années 60, la radio-télévision a découvert une première fonction des sondages : elle les a adoptés comme instruments de connaissance. Pendant les années 70, elle va leur attribuer une autre fonction : elle va en faire des instruments de pouvoir.
Les dirigeants de l'ORTF découvrent, en effet, qu'ils disposent là d'un argument péremptoire dans leur dialogue difficile avec les " saltimbanques ". Face à des gens qui invoquent leur mission artistique ou leur vocation créative, il est facile de répondre chiffres : " Votre émission a coûté tant et elle n'a eu que tant % d'audience ".
Il est vrai que la direction de l'ORTF ne s'applique pas à elle-même une semblable rigueur : les décisions les plus importantes sont prises sans que l'on se soucie de vérifier, par des enquêtes, si elles répondent à la demande du public.
A partir du moment où les sondages sont un instrument de pouvoir, il importe d'en limiter et d'en contrôler la diffusion. Une note de service du directeur général de l'ORTF rappelle en 1972 que ces informations sont " réservées aux responsables de l'Office " et qu'elles ne " doivent pas être diffusées ". La raison invoquée est qu'il faut " préserver la liberté d'action et de décision des responsables de la production et de la programmation ".
En vertu de cette politique du secret, les résultats des sondages sont refusés aux publicitaires, qui mettent alors en place une autre enquête, celle du CESP (Centre d’étude des supports de publicité) ; ils sont refusés aux journalistes, qui s'efforcent de les obtenir de façon détournée ; ils sont même refusés aux producteurs et aux réalisateurs des émissions.
Le parachèvement de cette politique, c'est la loi du 7 août 1974 : les sondages deviennent un instrument du pouvoir politique au plus haut niveau contre les sociétés de programme elles-mêmes ; les sondages sont en effet cités dans la loi : ils seront pris en compte dans la répartition du produit de la redevance entre les sociétés. Par voie de conséquence, le Service des études d'opinion de l'ORTF devient, en 1975, un organisme officiel, le Centre d'Etudes d'Opinion, rattaché aux services du Premier ministre et mis à la disposition de la Commission de Répartition de la Redevance.
Dirigé jusqu'en 1982 par Philippe Ragueneau, le CEO s'efforce d'infléchir son activité en vue de répondre à des besoins plus effectifs, et en priorité aux besoins d'information des sociétés de programme. Le CEO réalise, souvent à sa propre initiative, des travaux très divers : il mesure les attentes des téléspectateurs, il inventorie l'équipement audiovisuel, il interroge le public des jeunes et des enfants, il analyse la typologie des publics, il étudie le marché des nouveaux médias. Et il met en place en 1980, avec le concours de la société SECODIP, un système audimétrique.
Mais le CEO reste prisonnier d'un contexte politique et administratif contraignant. Les documents qu'il diffuse s'ornent d'une mise en garde du président de la Commission de répartition de la redevance : " Ce document est exclusivement destiné à [vous] faciliter la conduite de [votre] entreprise. Les informations qu'il contient ont un caractère confidentiel et, en particulier, elles ne doivent pas faire l'objet de communications à la presse ".
Cette politique constante de contrainte et de secret suscite bien entendu des réactions. La réaction la plus modérée consiste à protester contre l'absurdité du secret et à demander la publication des sondages : vous en trouverez la meilleure expression dans le livre de François de Closets, Le système E. P. M. (Editions Grasset, 1980).
Une réaction plus énergique consiste à dénoncer la " tyrannie des sondages ". A partir de 1973, la presse fait périodiquement état de prises de position en ce sens. L'argumentation est parfois nuancée : on précise que la critique ne porte pas sur le principe même des sondages, qui sont un instrument utile, mais sur l'utilisation qui en est faite. Mais le plus souvent, peut-être parce que la presse veut jeter de l'huile sur le feu, les titres sont plus percutants :
" Les sondages constituent le scandale de la télévision " (Jean-Christophe Averty, Le Figaro, 10 mai 1976).
" Les sondages sont un crime " (Jacques Chancel), Les nouvelles littéraires, 2 février 1978).
" Il faut en finir avec les sondages " (Marcel Jullian, ibidem)
" Supprimons les sondages TV " (Henri Caillavet, Le quotidien, 4 octobre 1977).
Le ministre de la Culture et de la Communication, Jean-Philippe Lecat, de qui dépend le CEO, déclare qu'il faut mettre un terme à la " tyrannie des sondages ", à laquelle il " a toujours été hostile " (Correspondance de la presse, 21 octobre 1980).
Et la contestation monte au plus haut niveau de l'État. Le président de la République lui-même précise : " Je ne suis pas très favorable à ces sondages quotidiens sur la télévision. Je crois que ce n'est pas un bon guide pour la télévision " (Entretien de Valéry Giscard d'Estaing avec Jacques Chancel, 16 juin 1976).
Et son adversaire de 1974, François Mitterrand, n'est pas plus bienveillant : " Il faut en finir avec la politique des sondages, qui aboutit à modeler les programmes sur les vœux prétendus d'une population préalablement mise en condition par les programmes eux-mêmes " (Le Monde, 2 mai 1974).
Et c'est dans le rapport de la Commission Moinot (Pour une réforme de l'audiovisuel, Documentation française, 1981) que la thèse de la " tyrannie des sondages " va trouver son expression ultime : on peut y lire, de façon réitérée, que les sondages sont responsables de l'uniformisation et de l'abaissement de la qualité des programmes (p. 16, 39, 67, 73, etc.), qu'ils ne sont pas un bon instrument de connaissance du public (p. 40 et 76), et que celui-ci doit s'exprimer par d'autres moyens, par exemple dans le cadre des téléclubs et des associations (p. 77, 78, 83).
Les années 80 : une marchandise
Quelle va être la conséquence du tournant politique de mai 1981 dans le domaine des sondages ?
La première attitude du pouvoir, de 1981 à 1983, est la poursuite pure et simple de la politique antérieure. En ce qui concerne le statut du CEO, le nouveau gouvernement prend à la lettre les textes existants, qui font du CEO un service ministériel, et il exerce une pression accrue sur cet organisme. Suivant une logique purement administrative, le Ministère de la Communication envisage un moment de fusionner deux services placés sous sa dépendance (le Centre d'études d'opinion et le Service d'observation des programmes), afin de créer un instrument de contrôle plus étroit du secteur de l'audiovisuel.
En ce qui concerne la diffusion des résultats, la politique du secret est maintenue : le refus réitéré de communiquer les résultats des sondages aux publicitaires conduit à partir de 1983 à l'éclosion de systèmes de mesure concurrents.
Mais entre temps le contexte s'est modifié. Le développement de nouvelles techniques de communication supprime les cloisonnements qui existaient entre les différents médias : la télévision, les télécommunications ou l'informatique sont devenus des domaines connexes qui ne peuvent plus être étudiés séparément. Le CEO a été amené à prendre en compte dans ses études l'ensemble de ces médias. Mais corrélativement, il se trouve soudain mis en présence, parfois en concurrence, avec de nombreux organismes de recherche qui ont également vocation à explorer l'ensemble du domaine de la communication : le Service des études du ministère de la Culture, le Service de prospective de la DGT, le CESTA ou le BIPE, etc.
Autre élément nouveau dans ce contexte : la nouvelle politique de la communication, qui s'est traduite notamment dans la loi du 29 juillet 1982, a entraîné une tendance à la libéralisation, à la privatisation de ce secteur.
Le statut et le mode de fonctionnement du CEO risquaient de ne plus être adaptés à ce nouveau contexte. Il est donc décidé, en 1984, de modifier ce statut, et de transformer le CEO en une société de droit privé, dont le capital appartiendra en majorité aux sociétés de radiotélévision, publiques ou privées. Cette mutation est acquise en juin 1985, avec la création de la société Médiamétrie.
Cette mutation juridique s'accompagne d'une évolution technique. Le panel postal disparaît. Il est remplacé par une enquête téléphonique quotidienne : 55.000 interviews réparties sur dix mois. Le panel audimétrique est renforcé : son échantillon passe de 650 à 1.000 appareils ; l'utilisation de dispositifs complémentaires, permettant la mesure de l'écoute individuelle, est mise à l'étude.
Le changement est important aussi dans la politique de diffusion. On accorde en un tournemain à Médiamétrie ce que l'on avait refusé pendant des années au CEO. Les résultats sont largement diffusés dans la presse. Les publicitaires ont désormais accès aux informations dont ils ont besoin et une négociation est engagée à ce sujet avec le CESP.
Cette politique nouvelle a au moins quatre aspects positifs :
- en premier lieu, l'allégement des contraintes administratives permettra à une équipe dynamique de répondre plus efficacement aux besoins de divers utilisateurs ;
- en second lieu, la diffusion plus large des résultats conduira le secteur audiovisuel à fonctionner dans une plus grande transparence, c'est-à-dire dans des conditions plus saines ;
- en troisième lieu, l'accent mis sur la commercialisation des résultats permettra de collecter l'ensemble des financements disponibles pour la réalisation des études ;
- en quatrième lieu, la coopération engagée avec le CESP permettra de réaménager l'ensemble du dispositif d'études, en évitant les doubles emplois.
Mais il faut prendre garde à ce que la nouvelle règle du jeu ainsi définie risque d'entraîner des effets pervers. Financée non plus par des cotisations annuelles mais par des ventes au coup par coup, la nouvelle société sera dans une situation plus précaire que le CEO. Contrainte de rechercher des clients pour alimenter son budget, elle consacrera une part importante de son activité à la prospection commerciale. Soumise à la loi du marché, comme toute société d'étude, elle mettra l'accent sur les travaux les plus rentables et délaissera la réflexion et la recherche à long terme.
La bonne volonté et le dynamisme de ses dirigeants ne sont pas en cause, mais la règle du jeu qui a été définie : après avoir été instrument du pouvoir, les sondages risquent de n'être plus qu'une marchandise.
Conclusion : il ne faut pas oublier la recherche
Et maintenant, pour conclure, si nous parlions un peu des années 90. De quel système d'études le secteur audiovisuel aura-t-il besoin dans dix ans ? Il me semble que nous devrions nous orienter vers un système qui réponde à deux objectifs complémentaires.
Il importe, en premier lieu, que les études de base (et en particulier la mesure de l'audience) ne soient pas dispersées entre une poussière d'organismes concurrents, sinon les études seraient de qualité médiocre et d'une rentabilisation difficile. Il est donc souhaitable qu'existe un organisme central, qui effectue la mesure de l'audience, sous le contrôle d'instances qualifiées, à l'intention de l'ensemble des utilisateurs : diffuseurs publics et privés, publicitaires, presse et autres médias...
Mais il ne suffit pas de mesurer, il faut aussi réfléchir, comme le rappelle Michel Souchon :
" On sait presque tout des téléspectateurs français [..]. Chaque jour on compte, on recense et on sonde. Mais devant tant de résultats et tant de pourcentages, comment ne pas être saisi de vertige ? L’accumulation des chiffres aboutit trop souvent à les rendre inutilisables et insignifiants " (Petit écran, grand public, Documentation française, 1980, p. 9).
Un second organisme est donc nécessaire, qui ait une mission de recherche et de réflexion. Il travaillera à l'intention du secteur public de l’audiovisuel, des pouvoirs publics et de l’ensemble des citoyens.
Il sera en relation avec l'Université, avec les centres de recherche, avec les sources d'information, avec les organismes étrangers et internationaux. Il devra bien entendu échapper à la loi du marché. Il trouvera son financement dans des contrats à long terme, dans des prélèvements sur le produit de la redevance ou sur les recettes de publicité, éventuellement (comme aux Etats-Unis) dans des fondations.
L'idéal serait, bien sûr, que la mesure et la réflexion coexistent dans le même organisme. Mais est-ce possible ?
La politique française de la recherche en matière audiovisuelle a trop longtemps évolué au gré de préoccupations immédiates, ou bien en obéissant à une logique purement administrative. Il paraît nécessaire d'en venir à une politique plus réfléchie, qui définisse le système d'étude du public en prenant en compte l'ensemble des besoins.

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