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Formation image et médias L’approche sémiologique Jean-Claude Domenjoz

Formation image et médias
L’approche sémiologique
Jean-Claude Domenjoz
Ecole des arts décoratifs
jean-claude.domenjoz@edu.ge.ch
Contribution présentée dans le cadre de la session I
du dispositif de formation 1998-1999
«catégories fondamentales du langage visuel»
Septembre 1998
Sommaire
Origine et objet de la sémiologie ....................................................................... 2
Approche du concept de signe .......................................................................... 9
Application d’un modèle sémio-linguistique au message visuel:
les rapports syntagmatiques et paradigmatiques ............................................ 15
Intérêt de l’approche sémiologique ................................................................. 25
Bibliographie succincte..................................................................................... 26
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 1
Origine et objet de la sémiologie
Le terme «sémiologie» peut être défini, en première approche, comme la théorie
ou la science des signes (du grec séméion «signe» et de -logie du grec -logia
«théorie», de logos «discours»). On peut faire remonter le terme de sémiologie
jusqu’à l’Antiquité grecque où l’on trouve une discipline médicale qui vise à
interpréter les symptômes par lesquels se manifestent les différentes maladies
(la séméiologie ou symptomatologie). Il semble que, dans le domaine de la
philosophie, la problématique du signe apparaisse formellement en Occident
chez les Stoïciens (IIIe siècle av. J.-C.) dans la théorie du syllogisme comme
reliant le mot à la chose (entité physique, événement, action). Le philosophe
John Locke (1632-1704) est le premier à utiliser le terme de sémiotique
(sémiotikè) au sens de «connaissance des signes» et à envisager l’importance
pour la compréhension du rapport de l’homme au monde de ce domaine d’étude.
Il écrit:
«[…] je crois qu’on peut diviser la science en trois espèces. […] la troisième
peut être appelée sémiotique ou la connaissance des signes […] son emploi
consiste à considérer la nature des signes dont l’esprit se sert pour entendre les
choses, ou pour communiquer la connaissance aux autres. Car puisqu’entre les
choses que l’esprit contemple il n’y en a aucune, excepté lui-même, qui soit
présente à l’entendement, il est nécessaire que quelque chose se présente à lui
comme figure ou représentation de la chose qu’il considère, et ce sont les idées.
Mais parce que la scène des idées qui constitue les pensées d’un homme, ne
peut pas paraître immédiatement à la vue d’un autre homme, ni être conservée
ailleurs que dans la mémoire, qui n’est pas un réservoir fort assuré, nous avons
besoin de figures de nos idées pour pouvoir nous entre-communiquer nos
pensées aussi bien que pour les enregistrer pour notre propre usage. Les signes
que les hommes ont trouvé les plus commodes, et dont ils ont fait par
conséquent un usage plus général, ce sont les sons articulés. C’est pourquoi la
considération des idées et des mots, en tant qu’ils sont les grands instruments de
la connaissance, fait une partie assez importante de leurs contemplations, s’ils
veulent envisager la connaissance humaine dans toute son étendue»1.
Les vocables de «sémiologie» et de «sémiotique» sont souvent aujourd’hui
employés indifféremment dans un grand nombre de situations. Toutefois, en
janvier 1969, le comité international qui a fondé l’«Association internationale de
sémiotique» a accepté le terme de «sémiotique» comme celui recouvrant toutes
les acceptions de ces deux vocables, sans toutefois exclure l’emploi de
«sémiologie». En France, le terme de «sémiotique» est le plus souvent employé
dans le sens de «sémiotique générale», alors que l’emploi du terme
«sémiologie» renvoie tout à la fois à des sémiotiques spécifiques (par exemple,
la sémiologie de l’image envisagée comme théorie de la signification de l’image)
et à leurs applications pratiques (la sémiologie de l’image comme analyse de
documents utilisant les moyens de la sémiotique).
1. John LOCKE, Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre IV, chapitre XXI, Vrin, 1972.
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 2
Cependant, si ces deux termes ont la même origine étymologique (le vocable
grec séméion), ils renvoient à des traditions scientifiques différentes. Bien que la
réflexion sur les signes et la signification a été envisagée à différentes époques
de l’histoire, on peut considérer que l’apparition de la sémiologie moderne
remonte à la période couvrant la fin du siècle passé et le début de celui-ci avec
les travaux, menés indépendamment, de Ferdinand de Saussure à Genève et de
Charles Sanders Peirce en Amérique.
En Amérique
Pour le philosophe et scientifique américain Charles Sanders Peirce (1839-
1914), la sémiotique est un autre nom de la logique: «la doctrine formelle des
signes». On peut dire très schématiquement que son projet a consisté à décrire
de manière formelle les mécanismes de production de la signification et à établir
une classification des signes. Le philosophe n’a pas écrit d’ouvrage spécifique
sur ce sujet. Sa pensée nous est donnée par une multitude de textes (articles,
lettres, conférences) rédigés à différentes époques (dès 1867) qui n’ont été
rassemblés et publiés qu’à partir de 1931.
C. S. Peirce liait la sémiotique au domaine de la logique dont il avait contribué
au développement (méthode des tables de vérité du calcul des propositions
notamment). Dans cette perspective, la sémiotique peut être définie comme la
théorie générale des signes et de leur articulation dans la pensée. En effet, selon
l’approche de C. S. Peirce, la sémiotique est envisagée comme une philosophie
de la représentation:
«[…] je suis, autant que je sache, un pionnier ou plutôt un défricheur de forêts,
dont la tâche de dégager et d’ouvrir des chemins dans ce que j’appelle la
sémiotique, c’est-à-dire la doctrine de la nature essentielle et des variétés
fondamentales de semiosis [le procès du signe] possibles […]»2.
Mais Pierce envisage aussi le signe comme élément d’un processus de
communication, au sens non de «transmettre» mais de «mettre en relation»3
:
«Par signe j’entends tout ce qui communique une notion définie d’un objet de
quelque façon que ce soit […]»4.
Pour Charles Morris (logicien et philosophe américain), dont les recherches
prolongent celles de Peirce, la sémiotique est à la fois une science parmi les
sciences (la science des signes) et un instrument de celles-ci. Car ce qu’étudient
les sciences expérimentales et humaines, ce sont les phénomènes5 en tant qu’ils
signifient, soit des signes. Chaque science se sert des signes et exprime ses
résultats au moyen de ceux-ci. C. Morris envisage la sémiotique comme une
2. Charles Sanders PEIRCE, Ecrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 135 (vers 1906).
3. Du latin communicare «être en relation avec», «mettre en commun».
4. Charles Sanders PEIRCE, ibid., p. 116 (vers 1903).
5. Tout ce qui est objet d’expérience possible et qui apparaît dans l’espace et dans le temps.
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métascience6, qui aurait comme champ de recherche l’étude de la science par
l’étude du langage de la science.
En Europe
Le terme «sémiologie» se rattache à la tradition du linguiste genevois Ferdinand
de Saussure (1857-1913) qui en a indiqué le champ possible au début du siècle
dans son cours de linguistique générale:
«La langue est un système de signes exprimant des idées, et par là, comparable
à l’écriture, à l’alphabet des sourds-muets, aux formes de politesse, aux signaux
militaires, etc. Elle est seulement le plus important de ces systèmes. On peut
concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; […]
nous la nommerons sémiologie […]. Elle nous apprendrait en quoi consistent
les signes, quelles lois les régissent. Puisqu’elle n’existe pas encore, on ne peut
dire ce qu’elle sera; mais elle a droit à l’existence, sa place est déterminée
d’avance. La linguistique n’est qu’une partie de cette science générale, les lois
que découvrira la sémiologie seront applicables à la linguistique […] La tâche
du linguiste est de définir ce qui fait de la langue un système spécial dans
l’ensemble des faits sémiologiques»7.
La sémiologie prend donc son origine dans la linguistique qui, pour F. de
Saussure, devait à terme être intégrée dans la science dont il donnait le
programme: «étude de la vie des signes au sein de la vie sociale». Cette science
générale des signes avait vocation à porter sur les systèmes signifiants verbaux
et non verbaux et devait constituer une théorie scientifique de la signification.
En linguistique, F. de Saussure rompt avec la tradition diachronique de l’étude
de la langue pour la considérer dans une approche synchronique comme un
système. Il oppose la langue (le modèle) à la parole (le phénomène). La langue
est envisagée alors comme un ensemble de conventions dont le sujet parlant fait
usage pour communiquer avec ses semblables par la parole. Il conçoit la langue
comme un système autonome structuré constitué d’un ensemble de relations
susceptibles d’être décrites de manière abstraite et dont les éléments n’ont
aucune réalité indépendamment de leur relation à la totalité8. En étudiant la
langue, F. de Saussure fonde la méthodologie «structuraliste» qui sera
appliquée par la suite à d’autres types de faits culturels et sociaux que les faits
de langue. Le terme «sémiologie» renvoie donc à toute une tradition européenne
active dans le champ des sciences humaines et sociales.
Sous l’impulsion de Roland Barthes (1915-1980), la recherche en sémiologie
a connu en France un développement important dès le milieu des années
6. Du grec meta qui signifie ici «ce qui dépasse, englobe».
7. Ferdinand de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Payot, 1916, p. 33-34. Synthèse éditée par ses
élèves C. Bally et A. Sechehaye à partir des notes du cours donné entre 1906 et 1911 à l’université de
Genève.
8. La structure ne doit pas être conçue comme une simple organisation d’éléments qui forment un tout
(agencement d’éléments ou organisation régulière), mais comme un ensemble composé de phénomènes
solidaires, tels que chacun dépend des autres et n’est ce qu’il est que dans et par sa relation avec eux
(produit d’une combinatoire).
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soixante dans le domaine des lettres. Les recherches sémiologiques relatives au
cinéma ont, en particulier, connu un essor considérable avec les travaux de
Christian Metz. R. Barthes a, très tôt, su reconnaître l’importance de l’étude des
communications de masse. Il a notamment développé ses recherches dans deux
directions: il a, d’une part, engagé dès la fin des années cinquante une analyse
critique portant sur le «langage» de la culture de masse (Cf. les Mythologies) en
considérant les représentations collectives à l’oeuvre dans les pratiques sociales
comme des systèmes signifiants. Il étudiera notamment la mode comme
système à partir de textes parus dans la presse. En 1964, un important numéro
de la revue Communications contribuera à diffuser l’intérêt pour les recherches
sémiologiques. Dans sa préface il écrit, reprenant le projet de F. de Saussure:
«Prospectivement, la sémiologie a […] pour objet tout système de signes, quelle
qu’en soit la substance, quelles qu’en soient les limites: les images, les gestes,
les sons mélodiques, les objets, et les complexes de ces substances que l’on
retrouve dans des rites, des protocoles ou des spectacles constituent sinon des
“langages” du moins des systèmes de signification»9.
R. Barthes a, d’autre part, oeuvré à l’élargissement du champ de la
linguistique (limité historiquement à la phrase) à l’étude des grands types de
productions textuelles: sémiotique discursive (du discours), et en particulier
sémiotique narrative (du récit):
«La sémiologie est peut-être appelée à s’absorber dans une trans-linguistique,
dont la matière serait tantôt le mythe, le récit, l’article de presse, bref tous les
ensembles signifiants dont la substance première est le langage articulé, tantôt
les objets de notre civilisation, pour autant qu’ils sont parlés (à travers la presse,
le prospectus, l’interview, la conversation et peut-être même le langage
intérieur, d’ordre fantasmatique).
[…] nous espérons élargir peu à peu l’étude des communications de masse,
rejoindre d’autres recherches, contribuer avec elles à développer une analyse
générale de l’intelligible humain»10.
On voit que R. Barthes, en mettant en oeuvre le programme dont F. de
Saussure n’avait fait que poser le principe, s’inscrit en continuateur de l’oeuvre
de celui-ci. C’est ainsi que, dans cette conception, la sémiologie apparaît comme
une science qui vise à comprendre la manière dont s’élabore la signification. Ce
champ d’étude concerne la totalité des productions sociales (objets de
consommations, modes, rituels, etc.), en particulier celles qui sont véhiculées par
les systèmes de communication de masse. Dans cette perspective, l’homme est
considéré dans son environnement social et non comme un simple émetteur ou
récepteur coupé du monde. Cependant, R. Barthes, à la différence de Saussure,
réaffirme le primat de la langue et considère que la sémiologie doit être dans la
dépendance de la linguistique.
9. Roland BARTHES, «Présentation», Communications, N° 4, 1964, p. 1.
10. Roland BARTHES, ibid., p. 2-3.
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La démarche représentée par les recherches de R. Barthes, qui a été
nommée par certains «sémiologie de la signification», dépasse de beaucoup une
autre approche sémiologique, représentée par les travaux de E. Buyssens,
G. Mounin et L.-J. Prieto, appelée «sémiologie de la communication». En effet,
ces chercheurs limitent leurs investigations aux phénomènes qui relèvent de la
«communication», qu’ils définissent comme un processus volontaire de
transmission d’informations au moyen d’un système explicite de conventions
(c’est-à-dire un code), tel que, par exemple: le code de la route, le code morse,
le code des numéros de téléphone, le code des signaux télégraphiques ou
encore le code des signes des cartes topographiques:
«La sémiologie peut se définir comme l’étude des procédés de communication,
c’est-à-dire des moyens utilisés pour influencer autrui et reconnus comme tels
par celui qu’on veut influencer»11.
On peut donc considérer que les héritiers de F. de Saussure se divisent
schématiquement en deux groupes: le premier, d’orientation restrictive
(«sémiologie de la communication»), ne s’applique qu’à analyser certains faits
culturels, alors que le second, d’orientation extensive, vise à décrire et expliciter
les phénomènes relatifs à la circulation de l’information dans les sociétés
humaines. Cette deuxième approche, plus souple, qui prend en considération
des systèmes de conventions interprétatives ouverts, nous semble mieux à
même de rendre compte des phénomènes de communication complexes à
l’oeuvre dans la communication en général, et visuelle en particulier.
Mais cette vision n’est pas propre à R. Barthes et aux chercheurs travaillant
en France. Dès les années soixante, des chercheurs américains et européens
d’horizons divers (anthropologie, sociologie, psychologie) qui travaillaient sur les
interactions entre humains ont cherché à intégrer dans leurs recherches toutes
les modalités de communications structurées, et pas seulement les actes de
communication verbaux, conscients et volontaires12 .
On peut noter que tant l’approche de F. de Saussure que celle de C. S. Peirce
excluent de leur champ d’étude les processus de communication constitués par
le simple passage de signaux entre un émetteur et un récepteur13 de même que
les cas qui impliquent une relation entre deux pôles de type stimulus-réponse14
sans élément médiateur (le signifié ou interprétant). Par exemple: une donnée
11. Eric BUYSSENS, «La communication et l’articulation linguistique», cité par G. MOUNIN, Introduction à la
sémiologie, Editions de Minuit, 1970, p. 13.
12. En particulier les chercheurs appartenant à la mouvance dite «Ecole de Palo Alto».
13. Le terme signal renvoie à de nombreux sens différents que l’on peut rassembler en deux groupes
contradictoires. Certains envisagent le signal, se référant aux dispositifs techniques, comme une information
véhiculée par une variation d’une grandeur physique (électricité, lumière) ou, pour les organismes vivants,
par un stimulus quelconque qui est à l’origine du déclenchement d’une réaction. D’autres entendent par
signal, les signes artificiels (d’un faible niveau de complexité) produits volontairement par des êtres humains
pour communiquer de manière univoque avec d’autres êtres humains sur la base de conventions (la
transmission de signification repose sur l’existence d’un code, soit un répertoire de signes et de règles,
connu de l’émetteur et du récepteur).
14. Le stimulus est un agent externe ou interne capable de provoquer la réaction d’un système excitable.
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informatique (bit), les oignons qui font couler des larmes lorsqu’on les coupe, un
bruit qui nous fait sursauter. Nous y reviendrons. La sémiotique et la sémiologie
concernent donc l’«univers du sens» que l’on peut opposer à l’«univers du
signal» (neuro-physiologie, cybernétique), on pourrait montrer, toutefois, que le
premier repose sur le second.
Qu’est-ce alors que la sémiologie ?
La sémiologie (ou sémiotique) tend à se construire comme une science de la
signification qui vise à comprendre les processus de production du sens, dans
une perspective synchronique. Celle-ci apparaît comme un métalangage qui se
définit plus par sa démarche que par son objet, puisque tout fait ou phénomène
est susceptible d’être envisagé en tant qu’il peut fonctionner comme
configuration signifiante, donc dans une perspective sémiotique. A son niveau le
plus élevé, la sémiotique est essentiellement transdisciplinaire, dans la mesure
où son champ concerne la compréhension de phénomènes relatifs à la
production du sens dans ses dimensions à la fois cognitive, sociale et
communicationnelle. Elle se présente alors plus comme un domaine de
recherche que comme une discipline en soi possédant une méthodologie unifiée
et un objet précis.
Les différentes approches peuvent se rattacher à deux pôles d’intérêts
principaux qui renvoient à son histoire: la perspective relative à la cognition où la
sémiotique est envisagée comme l’étude de processus de signification (cidessous
niveau de la sémiotique générale), elle concerne en particulier la
philosophie, les sciences cognitives, les sciences du langage; et la perspective
socio-culturelle où la sémiotique est envisagée comme l’étude de processus de
communication (ci-dessous niveaux des sémiotiques spécifiques et de la
sémiotique appliquée), envisagés dans un sens large non comme
«transmission» mais comme «mise en commun» et «mise en relation». Ce
second pôle a donc pour objet l’étude de la culture en tant qu’elle est
communication; sont en particulier concernés: les sciences de l’information et de
la communication, l’anthropologie, la sociologie, les études littéraires.
Les différents aspects de la sémiotique peuvent être envisagés selon trois
grands niveaux (qui ne sont pas à considérer comme des compartiments
étanches):
La sémiotique générale, a pour fin de construire et de structurer son objet
théorique ainsi que de développer des modèles purement formels de portée
générale. Relèvent de ce niveau, les recherches visant à proposer une théorie
générale de la pensée symbolique et à définir la structure du signe, ses relations
et ses effets. Ce niveau concerne la théorie de la connaissance.
Les sémiotiques spécifiques, portent sur l’étude de systèmes symboliques
d’expression et de communication particuliers. A ce niveau, les systèmes
langagiers sont envisagés de manière théorique à partir des points de vue: de la
syntaxe (relations formelles des signes entre eux), de la sémantique (relations
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des signes à la référence) et de la pragmatique (relations des signes aux
utilisateurs). Ce niveau concerne l’étude du langage.
Les domaines suivants sont envisagés comme des systèmes spécifiques
appartenant au champ de la sémiotique (nous sélectionnons quelques exemples
qui ont rapport au canal visuel ou dont les signes sont susceptibles d’être
véhiculés par celui-ci):
– la kinésique (étude de la gestualité, de l’attitude et des mouvements corporels)
et la proxémique (étude de l’organisation sociale de l’espace entre les
individus) comme modalités de la communication;
– le système du vêtement et de la parure;
– la «graphique» (théorie de la transcription graphique des systèmes
monosémiques);
– la narratologie (étude de la structure du récit et des formes discursives
narratives);
– la sémiologie de l’image fixe (théorie de la signification par l’image);
– la sémiologie de l’image en séquence (roman photo, bande dessinée);
– la sémiologie du cinéma.
La sémiotique appliquée, est l’application d’une méthode d’analyse utilisant
des concepts sémiotiques. Son champ d’action concerne l’interprétation de
productions de toutes natures; par exemple, la sémiologie de l’image fixe comme
analyse de l’image au moyen d’outils sémiotiques. Ce niveau porte sur le
discours.
Place de la sémiologie dans la science de la communication
Le linguiste Roman Jakobson a proposé un modèle intégrant sous la forme
d’une imbrication de domaines l’ensemble des champs d’étude relatifs à la
production de signification qu’elle soit explicite ou implicite: linguistique,
sémiotique, ou qu’elle ressortisse à un domaine plus vaste encore, la science de
la communication:
«La sémiotique, comme étude de la communication de toutes les sortes de
messages, est le cercle concentrique le plus petit qui entoure la linguistique,
dont le domaine de recherche se limite à la communication des messages
verbaux. Le cercle concentrique suivant, plus large, est une science intégrée de
la communication qui embrasse l’anthropologie sociale, la sociologie et
l’économie»15.
linguistique
sémiotique
science de la communication
15. Roman JAKOBSON, Essais de linguistique générale, Minuit, 1973, p. 93.
L’approche sémiologique
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Pour R. Jakobson, le langage a cependant une importance particulière. Il note
que celui-ci est aujourd’hui pour l’humanité le premier moyen de communication
et que les autres types de messages humains sont, de quelque façon,
dépendants du langage dans la mesure où les représentations verbales les
accompagnent souvent.
Approche du concept de signe
En première approche, posons que nous entendons par signe, quelle que soit sa
nature, toute configuration qui signifie. Ce signe peut être envisagé comme
élément d’un processus de communication ou comme élément d’un processus
de signification.
Dans le premier cas, le signe est envisagé comme une entité utilisée pour
transmettre une information intentionnellement par l’intermédiaire d’un canal
(physiologique ou technique). Un destinateur adresse à un destinataire, un
message, relatif à un objet (la chose dont on parle), composé de signes (qui
peuvent être de différentes natures) choisis dans un répertoire et assemblés
selon des règles préétablies (le code). On aura reconnu le schéma bien connu
du modèle de la communication verbale de R. Jakobson, lequel a par ailleurs
une grande analogie avec celui de Claude E. Shannon et Warren Weaver. Ce
modèle est celui d’une communication essentiellement envisagée comme
linéaire et résultant d’un acte volontaire.
Dans le second cas, le signe est envisagé à partir de ses effets, en tant qu’il
constitue une entité signifiante dans un certain contexte d’utilisation. On peut
appeler sémiosis ou signification, le processus par lequel quelque chose
fonctionne comme signe pour quelqu’un. De ce point de vue, tout ce qui peut
faire l’objet d’une démarche interprétative peut être considéré comme signe (une
configuration qui signifie). Cependant, considérer qu’un phénomène perceptible
(naturel, social) est une manifestation d’un état, donc envisager une trace, une
marque ou toute autre forme de configuration comme un signe communiquant
quelque chose, c’est faire appel à une convention interprétative, donc à une
convention culturelle, en somme à un code. Comme l’a bien observé C. Morris:
«Une chose n’est un signe que parce qu’elle est interprétée comme le signe de
quelque chose par un interprète»16.
Le signe: définition
La définition la plus générale, par conséquent celle aussi qui sera susceptible de
satisfaire le plus grand nombre d’approches théoriques, pose le signe comme
quelque chose qui est mis à la place de quelque chose d’autre. La particularité
essentielle du signe, c’est d’être là, présent, désignant ou signifiant quelque
chose d’absent, que cette chose soit concrète ou abstraite. Le signe indique
16. Charles MORRIS, «Fondements de la théorie des signes», Langages, N° 35, 1974 (1938), p. 17.
L’approche sémiologique
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l’existence d’une chose ou représente autre chose.
C. S. Peirce définit le signe comme:
« […] quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose sous
quelque rapport ou à quelque titre»17.
Le signe est donc le représentant d’autre chose qu’il évoque à titre de
substitut. Cette définition est intéressante à plusieurs titres, elle offre la
particularité: de pouvoir s’appliquer à des choses perçues (le «quelque chose»
peut être un objet, un geste, un son, une odeur, etc.) ou évoquées (image
mentale); d’inclure une dynamique interprétative («pour quelqu’un»); de laisser
entendre que le sens est relatif à l’interprète (quelque chose qui tient lieu «pour
quelqu’un») et dès lors n’est pas absolu, mais dépendant d’un contexte («sous
quelque rapport ou à quelque titre»). Ainsi le signe ne représente pas la totalité
de la «chose» absente (concrète ou abstraite), mais seulement, par la voie de
sélections diverses, la représente d’un certain point de vue, ou en vue d’un
certain usage pratique. Tout peut devenir, faire signe pour quelqu’un: un mot
imprimé, une image, un objet, un geste, un événement. La signification d’une
configuration signifiante (soit le signe) dépend de la culture de l’interprète, plus
précisément de l’«encyclopédie»18 propre à une culture (ou sous-culture) donnée,
et du contexte d’apparition du signe.
Le modèle de Ferdinand de Saussure
Avant de poursuivre, il est nécessaire de préciser comment F. de Saussure a
envisagé le signe. Celui-ci décrit le signe linguistique comme une entité
psychique comportant deux faces indissociables (une réalité bi-face), un
signifiant (les sons ou leur transcription écrite, la partie sensible) et un signifié (le
concept, la partie abstraite). Par exemple, les lettres imprimées sur cette page ch-
a-t /chat/ (signifiant) évoquent pour celui qui comprend le français l’idée de
«chat» (signifié), cet animal familier à poil doux, aux longues moustaches, aux
yeux oblongs et brillants… Le signifiant est donc considéré comme une sorte
d’élément médiateur du signifié. Le rapport établi entre les deux faces du signe
constitue la signification, le procès du signe.
signifié
signifiant
/ ƒa / / c h a t /
concept de « chat »
Les deux faces du signe: transcription phonétique et alphabétique de sons
ainsi qu’expression par traits et taches d’un dessin
17. Charles Sanders PEIRCE, ibid., p. 121 (vers 1897).
18. Ensemble de nos savoirs et de nos croyances sur les choses.
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Le signe n’est pas un objet
Il est important d’observer que le signe n’est pas une réalité matérielle, c’est une
«construction mentale», une représentation qui résulte de l’activité psychique.
D’autre part, le signe n’est pas la chose représentée: «la carte n’est pas le
territoire». Le signe n’est pas l’objet. L’élément d’expression du signe lui-même
(son, couleur, forme) ne doit pas être conçu comme un phénomène physique
mais comme une «représentation mentale» qui, cependant, résulte souvent
d’une perception rendue possible par les sens. Par exemple, un gros nuage noir
dans le ciel n’est en soi qu’une chose. Ce n’est qu’au moment où j’associe ce
nuage avec l’idée d’une menace de pluie ou simplement que je prends
conscience de sa présence qu’il est institué en signe pour moi.
F. de Saussure dit d’ailleurs expressément que le signe linguistique unit une
idée (un concept, le signifié) et une «image acoustique» (le signifiant), non une
chose et un nom:
« […] la langue […] est un système de signes où il n’y a d’essentiel que l’union
du sens et de l’image acoustique, et où les deux parties du signe sont également
psychiques»19.
Ainsi, le signifiant ne doit pas être conçu comme un pur phénomène physique,
mais comme une représentation mentale qui résulte au départ d’un acte de
perception. Si je vois à la télévision un personnage faire un mouvement, ou si
j’entends un son, le signifiant ne consiste pas en ce mouvement ou en ce son,
mais en l’«image visuelle» de ce mouvement ou en l’«image acoustique» de ce
son. Cette «image» psychique est déjà la résultante d’un traitement, d’une
organisation, qui dépend des caractéristiques du canal de perception (vue, ouïe)
et du savoir acquis par l’interprète au travers d’expériences passées. Ce qui fait
dire à Umberto Eco:
«Les énoncés ne reflètent pas la forme des faits: c’est nous qui, par
apprentissage, pensons les faits dans les formes où les énoncés les ont coulés»20.
Il observe, dans le même passage, que l’attribution de la propriété «rouge» à
un objet donné implique un travail de comparaison et de rangement dans des
classes déjà délimitées par la culture.
Une configuration signifiante ne surgit jamais seule, isolément des autres
signes: elle fait, d’une part, partie d’un ensemble et, d’autre part, elle est
interprétée par d’autres signes, et à son tour permettra d’interpréter d’autres
signes. Ainsi la vie mentale a-t-elle été pensée par C. S. Peirce comme une
immense chaîne de signes qui tendrait vers l’intervention sur les choses,
l’accomplissement d’une action.
19. Ferdinand de SAUSSURE, ibid., p. 32.
20. Umberto ECO, Le signe, Paris, Le livre de poche, 1988, p. 231-232.
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 11
Signe vs signal
On observe que tant l’approche de F. de Saussure que celle de C. S. Peirce
excluent de leur champ d’étude les processus de communication constitués par
le simple passage de signaux, sous forme physique (le plus souvent une tension
électrique), entre un émetteur et un récepteur, ainsi que les cas qui impliquent
une relation entre deux pôles de type stimulus-réponse sans élément médiateur
(selon les terminologies: le signe, l’interprétant, etc.). La production de sens
implique la présence d’un élément médiateur, un «tiers communiquant». Les
processus de communication qui consistent en un passage de signaux d’une
source d’émission à un appareil récepteur et qui impliquent une relation
sollicitation-réponse (règle d’équivalence entre deux termes) sans recours à un
élément médiateur se trouvent en dehors du champ de la sémiologie. Comme on
l’a déjà dit, la sémiologie concerne l’univers du sens que l’on peut opposer à
l’univers du signal. Selon cette approche, le signal est équivalent à un stimulus.
L’exemple classique d’expérimentation comportant un processus de type
stimulus-réponse est celui qu’a mené Ivan Pavlov au début du siècle. Il consiste
à obtenir d’un chien un réflexe conditionnel en faisant en sorte qu’il réponde par
une salivation au son d’un métronome ou d’une cloche qu’on lui fait entendre. Le
processus de conditionnement consiste à faire suivre régulièrement le son par
de la poudre de viande. La réponse salivaire, d’abord provoquée par la poudre
de viande, se déclenche au son du métronome ou de la cloche seul après avoir
répété plusieurs fois la même procédure sans que la poudre de viande soit
administrée:
«Dans le conditionnement pavlovien le son du métronome se substitue à la
poudre de viande en un sens limité: il suscite comme elle de la salivation. Un
oiseau percevant un prédateur peut émettre un cri provoquant la fuite de ses
congénères. Ce cri ne se substitue à la vue du rapace que pour provoquer cette
réponse immédiate. On dira que la poudre de viande, le cri, sont des signaux»21.
Ainsi le signal provoque une réaction mais n’est pas un signe, dans la mesure
où il n’y a pas de processus d’interprétation (ce processus n’est pas toujours
conscient, notons-le). Par exemple, les oignons qui font couler les larmes
agissent comme signal, alors que le visionnage d’un film triste peut aussi
susciter des larmes. Soit encore la situation suivante: si je me trouve dans la rue,
un coup de klaxon à proximité attirera mon attention de manière immédiate
(signal) alors que le son répété d’un avertisseur à deux tons pourra être
interprété comme le passage imminent d’une voiture de pompiers ou d’une
ambulance (signe).
Si les signes sont des signes, c’est qu’ils signifient quelque chose pour
quelqu’un et qu’ils enclenchent chez un lecteur-spectateur à partir de leur aspect
perceptible (son, tache) la mise en oeuvre d’un processus d’interprétation qui
vise à donner une signification par la mise en rapport de la face perceptible du
signe avec un aspect conceptuel qui prendra en compte la situation de
21. Maurice REUCHLIN, Psychologie, Paris, PUF, 1988, p. 282.
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 12
communication. Ce processus par lequel «quelque chose» acquiert une
signification pour quelqu’un dans un contexte donné a été nommé sémiosis.
Le modèle triadique du signe
Le modèle à deux termes de Saussure présente une lacune, dans la mesure où
il ne représente pas la réalité extralinguistique. Or les locuteurs doivent pouvoir
désigner les objets qui constituent cette réalité en y faisant référence (fonction
référentielle du langage). Les faits, événements ou objets désignés par une
expression constituent son référent. Le référent, c’est ce à propos de quoi on
communique ou, en d’autres termes, ce à quoi se rapporte un message. Il
consiste en une réalité conceptuelle factuelle ou imaginaire. On peut le
considérer comme une actualisation du signifié. Ce processus de signification a
souvent été représenté sous la forme d’un trièdre: le triangle sémiotique.
Le modèle triadique permet de rendre compte d’un aspect paradoxal de la
représentation iconique qui est que l’image est par nature singulière et
particularisante: elle montre l’exemplaire et jamais le genre, la catégorie, bien
que ce soit par rapport à celle-ci que s’élabore la reconnaissance, qui permettra,
dans un deuxième temps, la nomination. Par exemple, la photographie d’un chat
représente toujours un chat particulier. En effet, des philosophes, des linguistes
et des logiciens ont insisté sur la nécessité de distinguer ce à quoi faisait
référence le signe (le référent) de ce par quoi il fait sens (le signifié). Le signifié
du signifiant /chat/ ne correspond ni à un chat particulier, ni à l’ensemble des
chats, mais au concept «chat», soit un ensemble de particularités qui
caractérisent une classe22 de réalités concrètes, c’est-à-dire à la catégorie
permanente de «l’être-chat» que nous nous représentons. Dans le signifié d’un
signe on trouve seulement les traits distinctifs qui caractérisent ce type, lesquels
sont définis de manière différentielle par leurs rapports avec les autres termes du
système. Ce concept, ici l’«être-chat», doit être conçu comme un modèle
théorique (le type
23 «chat») qui défini l’ensemble des chats et me permettra de
reconnaître un chat particulier vu dans la rue ou représenté par exemple sur une
photographie. Ainsi la photographie d’un chat n’est compréhensible, lisible, que
si je peux y reconnaître les traits distinctifs que j’ai appris à associer au type
«chat»: forme générale de l’animal, pelage, forme des oreilles, présence de
moustaches, etc. Sauf si je reconnais la photographie de mon chat, le référent
du chat particulier qui figure sur la photo ne renverra pas à un chat particulier,
mais à l’ensemble de la catégorie des chats dont il constitue un exemplaire (une
actualisation du type «chat»).
Charles Morris, reprenant l’idée qu’un signe «fait référence à quelque chose
pour quelqu’un» (Peirce) décompose les éléments qui constituent la sémiosis,
soit le procès du signe, en quatre éléments. Trois de ces quatre éléments sont
22. Ensemble d’individus (entité) ou d’objets qui ont des caractères communs.
23. «Le type […] peut être décrit par une série de caractéristiques conceptuelles, dont quelques-unes
peuvent correspondre à des caractéristiques physiques du référent.» GROUPE μ, Traité du signe visuel,
Paris, Seuil, 1992, p. 137.
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 13
traditionnellement représentés comme occupant les trois sommets d’un triangle
dont les côtés représentent les relations entre eux24.
signifiant
le véhicule
(ce qui agit comme signe)
référent
l’actualisation du type
(ce à quoi le signe réfère)
signifié
le type (concept)
[ objet ]
Le quatrième élément du processus sémiotique est l’interprète, soit un
individu.
Les trois composantes du triangle sont nommées dans la terminologie de
C. Morris le véhicule du signe («ce qui agit comme signe»), le designatum («ce à
quoi le signe réfère») et l’interprétant («l’effet produit sur un certain interprète,
effet par lequel la chose en question est un signe pour cet interprète»). Ces trois
éléments sont généralement nommés respectivement le signifiant, le référent et
le signifié.
C. Morris, dont nous reprendrons les conceptions plus bas, observe:
«Nous pouvons appeler sémiosis le processus par lequel quelque chose
fonctionne comme signe. Selon une tradition qui remonte aux Grecs, on
considère ordinairement que ce processus comporte trois (ou quatre) éléments:
ce qui agit comme signe, ce à quoi le signe réfère, et l’effet produit sur un
certain interprète, effet par lequel la chose en question est un signe pour cet
interprète. […]
Ainsi, dans la sémiosis, quelque chose prend connaissance de quelque chose
d’autre, d’une façon médiate, c’est-à-dire à l’aide d’une troisième chose. La
sémiosis est donc une prise de connaissance médiatisée. Les médiateurs sont les
véhicules du signe; les prises de connaissance sont les interprétants; les agents
du processus sont les interprètes; ce dont on prend connaissance, ce sont les
designata. Il doit être clair que [ces] termes se superposent les uns les autres,
puisqu’ils ne sont que des moyens de référer à des aspects du processus de la
sémiosis»25.
24. La base du triangle, soit le lien entre le référent et le signifiant est souvent représenté par un trait
discontinu. La raison en est que ce rapport est le plus souvent arbitraire (il n’y a aucune raison d’appeler le
«chat» /chat/ plutôt que /cat/).
25. Charles MORRIS, ibid., p. 17.
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 14
C. Morris insiste sur le fait qu’une chose ne devient signe que dans la mesure
où elle est interprétée comme le signe de quelque chose par quelqu’un. Par
exemple, une voiture est une chose qui permet de se déplacer, mais c’est aussi
un objet qui suivant les circonstances pourra être interprété comme le signe d’un
statut social (notamment en fonction de son coût ou de la forme du véhicule),
comme la possibilité de réaliser une promenade à la campagne, etc.
En observant le schéma proposé plus haut, on aura probablement été surpris
de constater que nous avons relié l’objet de référence, soit le denotatum, (l’objet
«réel» représenté dans un discours) au référent par un trait non continu. Morris
distingue le designatum («ce dont on prend connaissance») du denotatum
(«l’objet réel et existant») qui ne fait pas partie de la sémiosis. Il observe:
«Lorsque ce à quoi on réfère existe réellement comme désigné dans la
référence, l’objet de référence est un denotatum. Il apparaît ainsi clairement
que, si tout signe possède un designatum, il ne possède pas nécessairement un
denotatum. […] Cette distinction permet d’expliquer qu’on puisse chercher
dans un réfrigérateur une pomme qui n’y est pas, et se préparer à aller vivre sur
une île qui peut n’avoir jamais existé ou avoir disparu sous la mer depuis
longtemps.»26.
Ainsi donc, le designatum (référent) n’est pas un «objet du monde», mais
l’actualisation d’un concept, dans l’exemple cité plus haut du type «chat» (le
signifié). L’objet dénoté (désigné par quelque caractéristique) peut être réel ou
fictif (la licorne, par exemple, qui n’a d’existence que dans des récits fabuleux et
les peintures qui s’en inspirent), alors que que le designatum (référent) est
toujours réel et nécessaire dans la mesure où il fait partie du signe. Le Groupe μ
observe bien:
«Les “objets” n’existent pas comme réalité empirique, mais comme êtres de
raison […]. Car, s’il y a un référent au signe iconique, ce référent n’est pas un
«objet» extrait de la réalité, mais toujours, et d’emblée, un objet culturalisé»27.
Application d’un modèle sémio-linguistique au message visuel :
les rapports syntagmatiques et paradigmatiques
Les concepts de syntagme et paradigme
28 ont leur origine dans la linguistique.
Pour F. de Saussure, les rapports qui unissent les termes linguistiques peuvent
se rapporter à deux plans qui correspondent à deux formes de notre activité
mentale:
«Les rapports et les différences entre termes linguistiques se déroulent dans
deux sphères distinctes dont chacune est génératrice d’un certain ordre de
26. Charles MORRIS, ibid., p. 18.
27. GROUPE μ, ibid., p. 130.
28. Syntagme, du grec sun «ensemble» taxis «ordre, disposition» et paradigme, de paradeigma «exemple».
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 15
valeurs; l’opposition entre ces deux ordres fait mieux comprendre la nature de
chacun d’eux. Ils correspondent à deux formes de notre activité mentale, toutes
deux indispensables à la vie de la langue.
D’une part, dans le discours, les mots contractent entre eux, en vertu de leur
enchaînement, des rapports fondés sur le caractère linéaire de la langue, qui
exclut la possibilité de prononcer deux éléments à la fois. Ceux-ci se rangent les
uns à la suite des autres sur la chaîne de la parole. Ces combinaisons qui ont
pour support l’étendue peuvent être appelés syntagmes. […] Placé dans un
syntagme, un terme n’acquiert sa valeur que parce qu’il est opposé à ce qui
précède ou ce qui suit, ou à tous les deux.
D’autre part, en dehors du discours les mots offrant quelque chose de commun
s’associent dans la mémoire, et il se forme des groupes, au sein desquels
règnent des rapports très divers. Ainsi, le mot enseignement fera surgir
inconsciemment devant l’esprit une foule d’autres mots (enseigner, renseigner,
etc., ou bien armement, changement, etc. ou bien éducation, apprentissage,
etc.); par un côté ou un autre, tous ont quelque chose de commun entre eux.
On voit que ces coordinations sont d’une tout autre espèce que les premières
[combinaisons syntagmatiques]. Elles n’ont pas pour support l’étendue; […]
elles font partie de ce trésor intérieur qui constitue la langue chez chaque
individu. Nous les appellerons rapports associatifs. […]
Un terme donné est comme le centre d’une constellation, le point où convergent
d’autres termes coordonnés, dont la somme est indéfinie»29.
Ces «rapports associatifs» dont parle Saussure, c’est ce que nous appelons
aujourd’hui les «rapports paradigmatiques». Le plan syntagmatique et le plan
paradigmatique (ou plan associatif) sont dans un rapport étroit que Saussure a
exprimé par la comparaison suivante:
«Une unité linguistique est comparable à une partie déterminée d’un édifice,
une colonne par exemple; celle-ci se trouve, d’une part, dans un certain rapport
avec l’architrave30 qu’elle supporte [contiguïté]; cet agencement de deux unités
également présentes dans l’espace fait penser au rapport syntagmatique; d’autre
part, si cette colonne est d’ordre dorique, elle évoque la comparaison mentale
avec les autres ordres (ionique, corinthien, etc.) qui sont des éléments non
présents dans l’espace: le rapport est associatif [paradigmatique]».
De ce processus de mise en rapport simultanée d’un élément dans deux
sphères de nature distincte, qui correspondent à deux formes d’activité mentale,
il dit encore:
«Le rapport syntagmatique est in præsentia: il repose sur deux ou plusieurs
termes également présents dans une série effective. Au contraire le rapport
associatif unit des termes in absentia dans une série mnémonique virtuelle».
29. Ferdinand de SAUSSURE, ibid., p. 176-181.
30. Idée de «poutre maîtresse». Partie inférieure de l’entablement qui porte directement sur le chapiteau
d’une colonne.
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 16
La ressemblance établie par l’imagination entre deux ou plusieurs objets de
pensée essentiellement différents est possible parce que quelque chose de
commun existe dans chacun des termes, alors que pour une autre part ils
diffèrent. Les termes d’un paradigme doivent être à fois semblables et
dissemblables, ils doivent comporter un élément commun et un élément
différent. Les corrélations distinctives des rapports paradigmatiques constituent
un système d’opposition qui, cependant, n’est pas forcément binaire.
AXE DE LA COMBINAISON
axe syntagmatique
(relation in praesentia)
AXE DE LA SÉLECTION
axe paradigmatique
(relation in absentia)
ET
OU
OU
ET
OU
OU
ET
OU
OU
ET
OU
OU
Schéma du modèle d’articulation des faits de langage selon deux axes orthogonaux
Par exemple, dans le syntagme /le chat mange une souris/, on pourrait
remplacer /le/ par /mon/ ou /ce/, etc., /le/ prend son sens par rapport à tous les
éléments qui pourraient apparaître avant le mot /chat/ et le qualifier, ce chat dont
on parle n’est pas mon chat. De même, le mot /souris/ pourrait être remplacé par
/renard/, /épervier/, etc. Le mot /chat/ prend son sens par rapport à tous les
substantifs susceptibles de servir de sujet au verbe manger et dont les animaux
sont par ailleurs des prédateurs de la souris. Les mots du syntagme prennent
leur sens par rapport à tous les éléments qui virtuellement pourraient les
remplacer dans la chaîne parlée. Nous verrons, plus bas, des exemples relatifs à
des messages visuels.
En résumé
On peut définir un syntagme comme un ensemble d’éléments associés
coprésents, donc résultant d’une combinaison, qui forment une unité dans un
énoncé. Les relations syntagmatiques sont les relations sémantiques qui
résultent des rapports de proximité qui s’établissent entre des éléments
coprésents dans un texte perçu ou évoqué (relation in praesentia, de forme
«et… et…»; axe de la combinaison). L’activité analytique relative au plan
syntagmatique est le découpage.
Le concept de syntagme s’oppose à celui de paradigme qui se définit comme
une classe d’éléments commutables, soit l’ensemble des éléments substituables
en un point d’un énoncé. Les relations paradigmatiques concernent les rapports
de signification entre les unités effectivement présentes dans le texte et les
unités virtuelles qui pourraient leur être substituées (relation in absentia, de
forme «ou… ou…»; axe de la sélection). Les éléments d’un paradigme sont à la
fois équivalents (ils peuvent occuper la même position) et concurrents puisqu’ils
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 17
ne peuvent en même temps occuper la même place dans l’énoncé. L’activité
analytique relative au plan paradigmatique est le classement.
Lors du processus de production ou d’interprétation d’un énoncé, linguistique
ou non, à chaque instant, sont mis en oeuvre deux mécanismes intellectuels
indépendants: la comparaison des unités avec les unités semblables qui
pourraient lui être substituées (axe paradigmatique), et la mise en rapport avec
les unités coprésentes (axe syntagmatique). Ainsi la valeur d’une unité
significative (par exemple un mot dans une phrase, l’objet dans un énoncé
visuel) est déterminée à la fois par l’influence de celles qui l’entourent dans
l’énoncé et par le souvenir de celles qui auraient pu prendre sa place.
Remarques concernant l’application du modèle au message visuel fixe
En première approche, on pourrait penser qu’en ce qui concerne les messages
visuels fixes, en particulier ceux qui reposent sur l’utilisation de l’image
analogique (la photographie, le dessin, etc.) les possibilités de choix sur l’axe
des substitutions (axe paradigmatique) sont pratiquement illimitées. Ne pourraiton
pas imaginer en effet que le nombre d’images susceptibles d’être substituées
à une autre est infini, puisqu’il suffit d’une variation infime de couleur, de
cadrage, de profondeur de champ ou encore d’une posture très légèrement
différente d’un personnage pour avoir une autre image ? Par ailleurs, dans
l’absolu, on pourrait imaginer que n’importe quelle image puisse venir remplacer
n’importe quelle autre sans que le message se trouve hors des limites de ce que
l’on pourrait appeler le «langage de la communication visuelle fixe» ou langage
«scriptovisuel»31. Ces substitutions produiront des constructions qui pourront être
jugées tantôt absurde, tantôt sans intérêt, voire pleine d’une mystérieuse beauté
ou au contraire choquante. Que l’on pense à certaines campagnes de Benetton
où des images n’appartenant pas au champ traditionnel de la communication
publicitaire mais à celui de l’information ont été utilisées pour véhiculer l’image
de la marque.
Cependant, si toute production «imagée» relève d’un langage qui permet, par
hypothèse, une variabilité sans limite, en fait il en va différemment, car des
contraintes extérieures, culturelles, interviennent pour limiter les possibilités de
substitution. Des systèmes sémiotiques agissant à différents niveaux sont mis en
jeu: consignes de lecture, codes stylistiques et iconographiques, procédés
rhétoriques notamment. Si au niveau plastique les possibilités de faire varier les
paramètres relatifs à la forme, à la couleur et à la texture sont grandes, il en va
autrement en ce qui concerne le contenu des images. L’interprétation d’une
image photographique, dans la mesure où elle représente, des personnages,
des objets et des lieux, fait appel à des relations paradigmatiques qui ont leur
origine dans notre expérience du monde et aux codes culturels qui en
dépendent.
31. Le mot langage employé seul désigne le langage verbal, soit la fonction d’expression de la pensée et de
communication entre les hommes mise en oeuvre au moyen d’un système de signes vocaux (parole) et de
signes graphiques (écriture) qui constituent une langue. Par extension, on appelle langage tout système
d’expression et de communication, quelle qu’en soit la substance.
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 18
Les objets, les lieux et les comportements envisagés comme supports
de signification
Ainsi, la photographie permet de donner à voir, le plus «naturellement» du
monde, des objets, des lieux, des personnages, des gestes, etc. qui sont
susceptibles d’être le support d’une signification. Ce sont des signes ou, pour
prendre une expression qui ne fasse pas du signe une chose, des configurations
signifiantes. Tous les aspects de la culture et de la vie sociale doivent être
envisagés comme des configurations signifiantes qui peuvent passer
«directement» dans un message visuel fixe. Dans la publicité comme dans les
arts de la représentation, la présence d’un objet, les caractéristiques d’un lieux,
le geste d’un personnage n’ont d’existence qu’en tant qu’ils sont susceptibles
d’être porteurs d’une valeur.
R. Barthes a bien montré comment les objets peuvent signifier:
«Communément, nous définissons l’objet comme “quelque chose qui sert à
quelque chose”. L’objet est, par conséquent, à première vue, entièrement
absorbé dans une finalité d’usage, dans ce que l’on appelle une fonction. […]
l’objet est une sorte de médiateur entre l’action et l’homme. […]
Le paradoxe que je voudrais signaler, c’est que ces objets qui ont toujours, en
principe, une utilité, un usage, nous croyons les vivre comme des instruments
purs, alors qu’en réalité ils véhiculent d’autres choses, ils sont aussi autre chose:
ils véhiculent du sens; […] il y a toujours un sens qui déborde l’usage de
l’objet. Peut-on imaginer un objet plus fonctionnel qu’un téléphone ?
Cependant, l’apparence d’un téléphone a toujours un sens indépendant de sa
fonction: un téléphone blanc transmet une certaine idée de luxe ou de féminité;
il y a des téléphones bureaucratiques, il y a des téléphones démodés, qui
transmettent l’idée d’une certaine époque (1925); bref, le téléphone lui-même
est susceptible de faire partie d’un système d’objets-signes; de même, un stylo
affiche nécessairement un certain sens de richesse, de simplicité, de sérieux, de
fantaisie, etc. […]
La fonction d’un objet devient toujours, au moins, le signe même de cette
fonction […] ce verre d’eau, dont je me suis servi réellement, parce que j’ai
réellement soif, eh bien, malgré tout, je ne peux faire autrement qu’il ne
fonctionne comme le signe même du conférencier. […]
Dans un premier temps (tout cela étant purement opératoire), nous avons
constaté que l’objet se présente toujours à nous comme utile, fonctionnel: ce
n’est qu’un usage, un médiateur entre l’homme et le monde: le téléphone sert à
téléphoner […] Puis, dans un deuxième temps, nous avons vu qu’en réalité, la
fonction supporte toujours un sens. Le téléphone indique un certain mode
d’activité dans le monde (le signe du fait que je suis un homme qui a besoin
d’avoir des contacts dans sa profession) […] »32.
R. Barthes appelle ces signes sémiologiques qui ont une origine utilitaire,
fonctionnelle, des fonctions-signes :
32. Roland BARTHES, «Sémantique de l’objet», conférence prononcée en septembre 1964 dans le cadre
d’un colloque sur «L’art et la culture dans la civilisation contemporaine» dans L’aventure sémiologique,
Paris, Seuil, 1985, p. 251-259.
L’approche sémiologique
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«La fonction se pénètre de sens; cette sémantisation est fatale [obligatoire]: dès
qu’il y a société, tout usage est converti en signe de cet usage: l’usage du
manteau de pluie est de protéger contre la pluie, mais cet usage est indissociable
du signe même d’une certaine situation atmosphérique; notre société ne
produisant que des objets standardisés, normalisés, ces objets sont fatalement
les exécutions d’un modèle, les paroles d’une langue, les substances d’une
forme signifiante […] Cette sémantisation universelle des usages est capitale:
elle traduit le fait qu’il n’y a de réel qu’intelligible […] »33.
L’assemblage de ces objets «réels» (utilisés dans la vie quotidienne) ou
représentés dans une image peuvent être envisagés comme constituant un
syntagme porteur d’une signification, dont chacun des éléments à son tour
renvoie à une classe d’éléments commutables.
Si, par exemple, dans une annonce, je vois l’image d’un homme portant un
chapeau sur la tête, le paradigme des «coiffures» est convoqué, soit dans le
monde quotidien, tout ce qui est susceptible d’apparaître sur la tête d’une
personne pour la couvrir ou l’orner. C’est l’existence de ce paradigme qui donne
sens au chapeau, car au lieu d’un chapeau, le personnage aurait pu porter un
casque, une casquette, un béret, une calotte, une couronne, un fichu, une toque,
un turban, un voile, etc. Le choix d’une coiffure permet d’indiquer, par opposition
avec toutes les autres coiffures possibles, le ou les groupes auxquels on peut
rattacher le personnage: le métier ou la fonction (casque du pompier / couronne
du roi / toque du cuisinier), le pays d’origine (béret du Français / fez de l’Arabe /
melon de l’Anglais / turban de l’Indien), le milieu social (casquette de l’ouvrier /
chapeau du bourgeois34), la religion (le voile «islamique», la calotte de l’Israélite).
C’est ce qu’on pourrait appeler le «langage des coiffures». Bien sûr, ce qui
couvre la tête d’un personnage, pour autant que ce soit le cas, ne sera qu’un des
éléments du vêtement porteur de la signification. La valeur de cet élément
vestimentaire proviendra de l’écart perçu par rapport aux éléments de l’ensemble
paradigmatique, mais aussi du rapport avec les autres pièces du vêtement et
aussi de la manière que le personnage a de porter son couvre-chef. C’est ainsi
qu’il est rare de voir un cuisinier muni seulement d’une toque, alors qu’un
personnage portant un fez et un vêtement occidental sera sans doute perçu
comme appartenant à l’univers culturel arabo-islamique. La manière de porter
telle ou telle coiffure et le contexte d’apparition du personnage participeront
évidemment à en déterminer la signification.
Cependant, si au lieu d’une coiffure le personnage porte sur la tête une
cruche, un ballot, un panier ou encore une table c’est à un autre paradigme qu’il
est fait appel, le paradigme des «objets portables sur la tête». Cette pratique est
limitée par les possibilités physiques de porter quelque chose sur la tête et par
les coutumes des habitants d’une contrée. Ce qui est ordinaire dans les rues de
telle région d’Afrique ne l’est pas forcément en Europe.
33. Roland BARTHES, «Eléments de sémiologie», Communications , N° 4, 1964, p. 106.
34. A moins que cela ne soit le contraire, car ce qui était vrai dans les années 50 ne l’est peut-être plus
aujourd’hui.
L’approche sémiologique
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R. Barthes a montré35 (voir tableau ci-dessous) que toutes les configurations
signifiantes rencontrées dans la vie sociale peuvent s’envisager comme des faits
de langage, constituant des systèmes de signification, auxquels le modèle
d’articulation selon deux axes (syntagmatique et paradigmatique) est susceptible
d’être appliqué. Ainsi, les relations entre les différentes pièce d’un habillement
peuvent être considérés, d’une part, comme un syntagme dans la mesure où les
différents éléments entretiennent des relations de contiguïté (superposition,
juxtaposition) et, d’autre part, comme un paradigme (système) dans la mesure
où les pièces effectivement portées prennent leur sens par rapport à celles qui
pourraient leur être substituées.
Groupe des pièces, empiècements
ou détails que l’on ne peut porter en
même temps sur un même point du
corps, et dont la variation
correspond à un changement du
sens vestimentaire: toque / bonnet /
capeline, etc.
Juxtaposition dans une même tenue
d’éléments différents: jupe – blouse
– veste.
Vêtement
Groupe d’aliments affinitaires et
dissemblables dans lequel on
choisit un plat en fonction d’un
certain sens: les variétés d’entrées,
de rôtis ou de desserts.
Enchaînement réel des plats choisis
le long du repas: c’est le menu.
Le «menu» du restaurant actualise les deux plans: la lecture horizontale des
entrées, par exemple, correspond au système, la lecture verticale du menu
correspond au syntagme.
Nourriture
Mobilier Groupe des variétés «stylistiques»
d’un même meuble (un lit).
Juxtaposition des meubles
différents dans un même espace:
lit – armoire – table, etc.
Architecture Variations de style d’un même
élément d’un édifice, différentes
formes de toitures, de balcons,
d’entrées, etc.
Enchaînement des détails au niveau
de l’ensemble de l’édifice.
Système Syntagme
On l’a dit, tous les aspects de la vie sociale peuvent être envisagés comme
des signes (configuration signifiante). Les objets, mais aussi les gestes, les
attitudes, les postures, les mimiques, les regards, les relations spatiales entre les
personnes, etc. sont signifiantes, dans la mesure où elles accomplissent des
structures culturelles, et donc susceptibles d’être interprétées. Par exemple,
l’étude des mouvements du corps dans des situations de communication est
fondée sur l’hypothèse d’une sélection culturelle d’un nombre limité de positions
corporelles parmi celles que peut produire le corps. Or une partie significative
des comportements de l’homme en société s’échangent (souvent de manière
35. Roland BARTHES, «Eléments de sémiologie», ibid., p. 117.
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 21
non consciente) par le canal visuel. Dès lors, ceux-ci peuvent être communiqués
par le truchement d’une photographie ou d’un dessin.
Evidemment, dans une photographie ou un dessin, les mimiques, les regards
et les gestes ne pourront pas intégrer la part de mouvement qui leur est liée et
seront rendus par des conventions stéréotypées de représentation. Le
stéréotype sera rendu grâce à la mise en scène de situations et de postures
convenues créées et véhiculées par les arts et médias de représentation visuelle
(gravure, peinture, cinéma, télévision) et consisteront dans des représentations
visuelles figées dans un emploi symbolique: les images-clichés.
Analyse d’un message publicitaire
Prenons un autre exemple et mettons à l’épreuve le modèle d’articulation des
faits de langage selon deux axes orthogonaux que nous avons longuement
présenté. Voici une publicité du Crédit Suisse composée de trois photographies
et de divers éléments textuels que nous ne prenons pas en considération ici. Les
photographies, organisées en séquence, montrent trois moments d’une scène.
Deux personnages sortent d’un bâtiment et se préparent à descendre un
escalier en discutant. Un homme et une femme que l’on imagine en train de
prendre congé après une séance de travail font quelques pas, s’arrêtent au haut
de l’escalier. Le personnage masculin parle, le personnage féminin lui sourit et
semble acquiescer à ses propos. Situation convenue pauvre en connotations.
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 22
Nous ne voulons pas ici analyser la totalité du message, mais seulement
montrer l’intérêt que le modèle sémio-linguistique des rapports syntagmatiques
et paradigmatiques offre pour l’analyse de la construction du sens global d’un
message. Nous prendrons en considération deux composantes, respectivement
un aspect formel et un aspect lié au contenu représenté: l’échelle des plans et la
tenue vestimentaire des personnages. Le cadrage et l’habillement renvoient à
des systèmes de conventions qui sont évidemment culturels. La première
composante renvoie à des phénomènes langagiers intrinsèques aux moyens de
la photographie (code spécifique de l’image photographique) alors que la
seconde composante renvoie à des phénomènes langagiers extrinsèques qui
concernent la vie sociale (codes sociaux).
On a de gauche à droite trois «grandeurs» de plans qui amènent
progressivement l’attention sur un des protagonistes: un plan moyen qui situe les
personnages dans un décor, un plan américain qui serre de plus près l’homme et
la femme, et enfin un gros plan qui isole le visage d’un des personnages et le
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 23
sourire radieux qu’il affiche. Le choix de trois grandeurs de plans différents pour
chacune des images (le syntagme) dans un ensemble de possibles (le système)
dessine un parcours qui d’une relative distance amène le spectateur dans la
proximité du personnage féminin.
AXE
DE LA COMBINAISON
axe syntagmatique
AXE
DE LA SÉLECTION
axe paradigmatique
plan moyen plan américain gros plan
plan général
plan d’ensemble
plan de demi-ensemble
plan moyen
plan américain
plan rapproché
gros plan
très gros plan
OU
ET
idem idem
OU OU
ET
Analyse des rapports syntagmatiques et paradigmatiques de l’échelle des plans
Les protagonistes portent respectivement un tailleur et un complet (le
syntagme) dont chacun des éléments pourrait être analysé et discuté: veston,
pantalon, chemise, cravate, respectivement veste, jupe, blouse. Un genre de
tenue vestimentaire (le système) qui renvoie à la vie active et au monde
professionnel.
AXE
DE LA COMBINAISON
axe syntagmatique
AXE
DE LA SÉLECTION
axe paradigmatique
tenue de ville
pour femme
(tailleur)
tenue de travail
tenue de soirée
tenue de sport
tenue de cérémonie
tenue de service
tenue de ville
OU
ET
idem
OU
tenue de ville
pour homme
(complet)
Analyse des rapports syntagmatiques et paradigmatiques de la tenue vestimentaire
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 24
Intérêt de l’approche sémiologique
Comme on a pu le constater, la portée de l’approche sémiologique de la
communication audiovisuelle est grande, car elle permet d’appréhender, dans
une perspective synchronique, les formes multiples de l’intelligible humain. Elle
offre, en particulier, les moyens théoriques et pratiques permettant d’analyser les
discours véhiculés par les mass media, aussi bien que les dispositifs euxmêmes.
Tout d’abord, les méthodes et moyens disponibles à l’intérieur du champ de la
sémiologie permettent de décrire et d’expliquer le fonctionnement des messages
visuels par la mise à jour de leur organisation sous-jacente et, se faisant, de
comprendre comment s’élabore la production du sens. L’analyse sémiologique
donne la possibilité de mettre en évidence comment la signification globale d’un
message, qui apparaît souvent au premier abord comme allant de soi, résulte
d’une construction reposant sur l’interaction d’un agencement de configurations
signifiantes qui sollicitent le lecteur-spectateur à différents niveaux. Par ailleurs,
l’approche analytique de la sémiologie peut aussi permettre de révéler les
procédés de persuasion qu’implique toute pratique discursive.
En conclusion, dans le domaine des sciences de l’information et de la
communication, l’apport de la sémiologie à l’appréhension des catégories
fondamentales du langage visuel et à l’explicitation des processus à l’oeuvre
dans la production de sens est considérable. Mais la démarche sémiologique
peut aussi être envisagée comme un des moyens privilégiés permettant au
citoyen de prendre de la distance vis à vis des mass media et des discours qu’ils
véhiculent et d’exercer une attitude critique.
L’approche sémiologique
JCD � Septembre 1998 25
Bibliographie succincte
BARTHES Roland, «Rhétorique de l’image» dans L’obvie et l’obtus, essais critiques III, Paris,
Seuil, coll. «Points essais», 1982 (paru initialement dans Communications, N° 4, 1964).
ECO Umberto*, Le signe, Paris, Le Livre de poche, 1988.
GARDIES André (dir.)*, «25 ans de sémiologie au cinéma», CinémAction, N° 58, 1991.
GROUPE μ* (Francis Edeline, Jean-Marie Klinkenberg, Philippe Minguet), Traité du signe visuel.
Pour une rhétorique de l’image. Paris, Seuil, coll. «La couleur des idées», 1992.
JOLY Martine*, L’image et les signes. Approche sémiologique de l’image fixe, Paris, Nathan,
1994.
JOLY Martine*, Introduction à l’analyse de l’image, Paris, Nathan, coll. «128», 1994.
KLINKENBERG Jean-Marie*, Précis de sémiotique générale, Bruxelles, De Boeck, 1996.
KRISTEVA Julia, article «Sémiologie» (1972) dans Encyclopædia universalis, Paris, 1996.
* Ces ouvrages contiennent des bibliographies abondantes.
L’approche sémiologique
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