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Le langage symbolique « à l’oeuvre » : analyse sémiotique d’images ésotériques
Émilie Granjon, Chercheure postdoctorale, UQAC (Canada)/Université Jean Moulin
(France)
Les travaux que je vais vous présenter aujourd’hui découlent de mes recherches
doctorales et postdoctorales que je résume ici en quelques mots. Dans le cadre de ma
thèse, j’ai mis en place une méthode d’analyse qui permet d’expliquer le fonctionnement
de la symbolique alchimique dans un traité alchimique appelé Atalanta fugiens.
L’objectif de ma thèse était moins de donner une interprétation des images ou de débattre
sur le sens de celles-ci que de mettre au point un modèle explicitant les divers types de
processus de symbolisation dans les images alchimiques. Dans la mouvance de ma thèse,
j’effectue actuellement des recherches postdoctorales portant sur les mécanismes
interprétatifs et les structures de l’imaginaire dans le cadre de divers corpus visuels des
XVIe et XVIIe siècles.
Parce que les gravures ésotériques sont contraintes par des symboliques singulières régies
par une problématique du secret (celui de la Nature), elles montrent et disent
simultanément ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas être dit. Elles engagent donc le
couple « dire » et « montrer » dans un dialogue abscons généré par le clair-obscur des
symboliques ésotériques. La philosophie qui se cache derrière l’« ésotérisme » explique
la difficulté d’en dire et d’en montrer le sens. C’est la raison pour laquelle il me faut
avant tout définir l’ésotérisme.
L’ésotérisme englobe un vaste champ définitoire que je ne vais pas circonscrire
aujourd’hui. Seule l’approche du philosophe Pierre Riffard retient mon attention pour le
présent exposé parce qu’elle offre une analyse critériologique assez large1. Le philosophe
français inscrit l’ésotérisme dans une réflexion dite « universaliste » et le définit comme
« un phénomène social sans être un phénomène culturel2 ». L’ésotérisme se décline en
plusieurs disciplines comme l’astrologie, l’alchimie, la cabale, le tarot, la théosophie, etc.
Malgré leurs différences, toutes consistent en une transformation ou une élévation de
1 Je ne veux pas entrer dans le débat « passionnant » entre ceux qui n’envisagent l’étude de l’ésotérisme que sous
l’angle historico-critique et ceux qui ne l’entrevoient que sous l’angle universaliste.
2 Pierre Riffard, L’ésotérisme. Qu'est-ce que l’ésotérisme ? Anthologie de l’ésotérisme occidental, coll. « Bouquins »,
Paris, Robert Laffont, 1990, p. 25.
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l’être par le biais d’une correspondance entre les autres plans de réalité qui façonne
l’univers. Selon le modèle mis en place par Pierre Riffard, tout ésotérisme se compose de
8 invariants3.
L’ésotérisme se fonde sur l’idée que ce qui nous entoure et ce que nous sommes font
partie d’une unité. Ce « ‘pathos moniste’ (sentiment qu’on est une partie du Un
universel : ‘Tout est Un’)4 explique l’adéquation entre les différents niveaux de réalité.
Par exemple, entre le microcosme et le macrocosme, les planètes et les métaux ou encore
les planètes et les parties du corps. C’est 1) en organisant des analogies entre eux en
harmonisant des concordances qu’il est possible de progresser et de se transformer. Ces
correspondances ont tout d’abord été mises en mots et en images dans des textes
ésotériques rarement signés du nom de l’auteur réel. De ce fait, il est souvent difficile de
vérifier l’authenticité de la paternité de corpus. Le recours à l’anonymat (utilisation de
l’initiale), au hiéronyme (nomen mysticum, lorsqu’un personnage porte un autre nom que
le sien, Ex : Jésus décide d’appeler Simon « Pierre »), au pseudonyme, à l’homonyme
volontaire, au pseudépigraphe (attribution volontaire d’un livre à un auteur qui n’est pas
l’auteur) et à l’apocryphe (livre attribué à des personnages qui n’ont pas pu les écrire tel
que Noé ou Abraham) traduisent différents types 2) d’impersonnalité de l’auteur. Une
telle mise à distance de la part des auteurs peut, entre autres, s’expliquer par la volonté de
ne pas se révéler au profane. Cette motivation induit la nécessaire 3) distinction entre
profane et initié. La connaissance ésotérique n’est pas destinée à tous, d’où l’utilisation
d’un langage symbolique complexe sur lequel nous reviendrons plus tard pour en
expliquer les modalités sémiotiques. Alors que l’initié voit dans ce langage le coryphée le
guidant vers le chemin de la gnose, le profane quant à lui ne peut entrevoir que l’opacité
du sens. D’emblée l’opposition entre néophyte et adepte semble binaire, toutefois comme
l’explique Pierre Riffard, il s’agit moins d’une binarité que d’une disposition graduelle.
En effet, il existe un statut intermédiaire entre le néophyte et l’ésotériste : l’« initiable ».
Qu’il chemine vers une initiation ou qu’il la vive, l’initiable est un adepte en devenir. Sa
présence dans le paysage de l’initié et du profane rend poreuse la frontière entre les deux
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Les invariants sont des « structures de pensée », des « « lois » générales de l’organisation mentale.
4 Antoine Faivre, Accès à l’ésotérisme occidental, coll. « NRF », Paris, Gallimard, 1996, p. 38.
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et conditionne la circulation et la diffusion de l’ésotérisme. Sans initiable, l’ésotérisme ne
pourrait perdurer.
A l’origine de cette distinction, entre profane, initiable et initié, se trouve la discipline de
l’arcane et l’obligation de ne pas dévoiler à n’importe qui le secret. Ce dernier est décrit
par Georges Simmel comme une « limite de la connaissance » qui fonctionne comme
processus de préservation d’un savoir exclusif à certains dont la diffusion aux élus
s’effectue par 4) initiations. Les initiations peuvent se faire de maîtres à disciples, mais
aussi par visions ou révélations divines, c’est le cas de l’auto-initiation. Ces initiations
ponctuent un cheminement personnel et font partie d’un enseignement promulgué par
l’intermédiaire d’une science et d’un art tous deux dits « occultes » 5-6. (j’ouvre une
parenthèse pour dire que, dans le contexte qui nous occupe, l’adjectif « occulte » renvoie
uniquement au sens étymologique du mot, occultus signifie « caché », et non pas à
« inconnu », sens qui lui a été attribué plus tardivement). Les sciences occultes sont des
connaissances cachées acquises par un apprentissage théorique. Elles peuvent relever de
la science des 7) nombres – on pense évidemment à l’apport fondamental de Pythagore
qui établit sa philosophie sur des spéculations numérales – des noms, des sons, des
lettres, des cycles, des mouvements, des couleurs. Pierre Riffard distingue les arts
occultes des sciences occultes par l’opérativité du travail : en effet, tout art occulte se
révèle par sa dimension expérimentale. La distinction entre « science occulte » et « art
occulte » ne doit pas laisser penser à une relation d’exclusivité. En effet, la plupart de
disciplines ésotériques dans leur aspect traditionnel sont des arts et des sciences occultes,
en témoigne la kabbale ou encore l’alchimie. Le tout est relié par l’entremise d’un réseau
complexe appelé 8) « le subtil ». Le subtil est certainement le critère de reconnaissance le
plus abscons, parce que le plus difficilement saisissable. « Le subtil n’est pas le caché que
l’on découvre, (…) Le subtil est un entrecroisement. (…) Il n’est pas dans l’objet mais
entre les objets. Le subtil, c’est le jeu des interactions entre les éléments (…)5 ». Le subtil
génère des « forces d’attraction et de répulsion, invisibles mais efficaces6 » qui participe
à la métamorphose de l’être grâce à l’union des opposés et à l’établissement des
correspondances entre les plans de réalité.
5 Ibid., p. 333.
6 Ibid.
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Considérant l’ensemble des invariants qui fonde l’ésotérisme, il est aisé de comprendre
que le seul moyen pour les ésotéristes de donner libre cours à leur imagination féconde et
de parler de leur science et de leur art ait été d’utiliser le langage symbolique, la
particularité de ce procédé étant de donner à voir autre chose que ce qui est montré pour
ne pas être obliger de dire ce qui est secret. J’analyserai les mécanismes énonciatifs
plastiques et iconiques qui façonnent les images symboliques pour démontrer tout
d’abord comment elles disent et montrent la logique ésotérique puis comment elles
montrent ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas être dit dans le discours symbolique
ésotérique. Rapidement et de manière très schématique, j’ouvre une parenthèse pour dire
que j’entends par « signe plastique », les agrégats de couleur, de texture, dans le cas des
gravures, ce sont surtout les lignes, les pointillés, les traits qui, selon leur orientation, leur
vectorialité, leur dimension produisent des effets de profondeur et de sens mais aussi
participent à la formation de l’iconicité de l’oeuvre, la dimension iconique soit les formes,
les figures de l’espace de représentation.
Les images que je vais analyser ont été réalisées grâce à une pratique artistique
singulière : la gravure au burin. La gravure au burin s’effectue en deux temps. L’artiste
grave dans une plaque une représentation qui ensuite est imprimée sur un papier. A l’aide
d’un burin ou d’un stylet, le graveur entaille une plaque de métal, généralement du cuivre
surtout au XVIIe siècle. Il coule ensuite une encre un peu épaisse sur la matrice puis la
nettoie de manière à enlever le surplus et laisser l’encre dans les incisions. Ensuite, le
buriniste place une feuille humide sur la plaque et imprime la feuille à l’aide d’une
presse.
La première partie des analyses se décomposera en deux temps et abordera
successivement les deux étapes de la gravure. J’étudierai donc l’implication du signe
gravé puis du signe imprimé dans l’énonciation de la logique ésotérique. La deuxième
partie sera consacrée au niveau iconique et à son rôle dans la constitution des différents
types de processus de symbolisation engagé dans un corpus spécifique.
Premier temps : la plasticité en jeu
Le signe gravé comme marqueur énonciatif de la logique ésotérique.
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Dès le XIVe siècle, nombre d’alchimistes ont recours au travail de la gravure. Il faut
attendre le XXe siècle pour voir des chercheurs se pencher sur la plasticité de l’oeuvre
dans le contexte ésotérique et l’envisager comme un mode d’énonciation de la logique
ésotérique. Le philosophe français Gaston Bachelard (1884-1962)7 est certainement le
premier à s’être intéressé à la relation entre la production du signe gravé et le discours
alchimique et à avoir considéré le geste artistique (précisément le travail de la matière)
comme une métaphore de l’acte alchimique.
Dans Le droit de rêver, il examine avec minutie et rigueur les processus mentaux qui
régissent la gravure, spécifiquement l’art de la « Taille ». Le graveur n’appose pas
uniquement un trait, une ligne ou une tâche sur son support comme un peintre le ferait.
Grâce à son burin, l’artiste travaille dans les tréfonds de la matrice. Il l’incise, la creuse,
la pénètre. En cela, le travail de la gravure n’est pas une simple action de la main outillée
sur la surface de la plaque, c’est une insertion engendrant une dématérialité créatrice dont
l’intérêt est de faire jaillir une âme. L’artiste anime son corps, précisément sa main qui,
grâce à l’action incisive de l’outil utilisé, pénètre la matière, objet de perfection en
devenir. Bien que le graveur ne s’institue pas automatiquement alchimiste, il opère sur sa
plaque les mêmes opérations transformationnelles que le philosophe hermétique sur sa
matière. De son acte de production transparaissent des procédés qui rappellent ceux que
les alchimistes traditionnels pratiquaient. Car chez l’alchimiste, tout travail commence
par une altération de la matière première. C’est donc en cela que le signe gravé dans sa
production donne à voir la logique ésotérique : au commencement se trouve la séparation.
Les entailles dans la matrice métallique, une fois imprimées sur une feuille de papier,
constituent des variables plastiques qui, sous la forme de traits et de lignes, dessinent un
paysage plastique spécifique.
Le signe imprimé comme marqueur de la logique ésotérique.
Ce paysage plastique, c’est-à-dire le signe imprimé, je l’analyserai dans deux gravures :
tout d’abord comme une variable visuelle témoin de la logique ésotérique puis dans sa
relation avec la dimension iconique comme un mode d’énonciation du double jeu de
monstration et d’effacement de la symbolique.
7 Bachelard, Gaston, Le droit de rêver, coll. « À la pensée », Paris, Presses universitaires de France, 1988, 250 p.
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La première image n’est pas issue d’un traité ésotérique. Elle a été réalisée en 1558
par Pierre Bruegel l’Ancien (1525-1569). Il s’agit de L’alchimiste. Dans cette gravure, le
signifiant plastique joue un rôle sémantique particulièrement intéressant. L’abondance
des traits donne à penser un espace matriciel saturé et par conséquent à voir un espace
pictural tout aussi saturé. En observant la quantité des variables plastiques, leur épaisseur,
leur vectorialité et leur orientation spatiale, on pourra constater un langage spécifique
dans l’utilisation du trait et de la ligne.
Je me suis beaucoup inspirée des travaux du graveur Albert Flocon pour consolider ma
réflexion car il a remarquablement théorisé la plasticité du signe gravé. Dans le Traité du
burin, il élabore une « géométrie visuelle du trait gravé8 » très précise et détaillée. En
incisant sa plaque, le graveur crée en négatif un langage dynamique constitué des tailles
et des contre-tailles qui en positif donne à voir des lignes isolées. Celles-ci se groupent à
d’autres lignes isolées pour produire des énoncés textuels différemment perçus selon la
droiture ou la courbure des tracés, selon leur degré d’entrecroisement (90 degrés
établissant la perpendiculaire) et leur parallélisme. Chacune de ces variations produit un
effet de sens singulier. A partir du moment où les traits sont combinés, il s’institue une
dynamique qui sera appréhendée différemment par l’oeil. Chaque changement d’état du
point, du trait ou de la ligne produit une variation plastique appréhendée par des capteurs
8 Albert Flocon, Traité du burin, Paris, A. Blaizot, 1952, p. 85.
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sensori-cognitif qui, une fois traités par le cerveau, homologuent un signifié plastique. Le
cerveau fait correspondre la plasticité perçue et ses modulations à un engramme sensoriel
dont la résultante sera la reconnaissance et la signifiance de la plasticité.
Il est commun d’observer que les lignes rectilignes déterminent une droiture et une
rigidité géométrique idéale pour construire, par exemple, les éléments architecturaux. Les
lignes courbes seront utilisées pour les reliefs, les volumes des paysages et les corps.
L’association de traits parallèles ou perpendiculaires génère ce qu’Albert Flocon appelle
un espace-plan, celle des courbes un espace-volume.
Dans la gravure de Bruegel, notamment dans la zone de gauche, les espaces-plans et les
espaces-volumes s’entremêlent au point de rendre difficilement lisible la dimension
iconique. D’emblée, l’oeil capte une surcharge plastique conditionnée par l’utilisation
abondante de traits et de courbes. Le remplissage plastique provoque un effet de
saturation opérant dans un premier temps un encombrement visuel. Remarquons que cet
encombrement ne couvre pas l’ensemble de l’espace de représentation. D'ailleurs, on
constatera un peu plus tard que cette disposition plastique influe sur la reconnaissance des
figures et des formes. Le schéma semi-symbolique établissant une relation entre les
espaces plastiques saturé/non-saturé et les notions d’opacité et de transparence me permet
de rendre compte d’une homologation intéressante entre le niveau plastique et le niveau
iconique. Les zones saturées sont perçues par le cerveau comme des zones de tension
parce qu’elles rendent difficiles la distinction des formes iconiques et empêche par le fait
même la reconnaissance iconique. Les zones non saturées produisent une identification
iconique plus rapide et plus facile. Le regard est donc automatiquement orienté vers les
zones plus claires et détourné des zones de tension rétinienne. En résumé, ces stratégies
de saturation / non-saturation sont ingénieusement mises à contribution pour marquer et
masquer l’iconicité. La surcharge plastique engendre une illisibilité iconique alors que le
travail épuré de l’agencement de la ligne et du trait concorde avec une meilleure
accessibilité iconique.
La saturation plastique opère une opacité qui rend plus difficile la lecture iconique de
l’alchimiste à droite et de son laborantin à gauche que celle de la femme et du souffleur
(faux alchimiste) au centre et en arrière-plan traités quant à eux par un remplissage
plastique moins saturé. Deux interprétations peuvent être faites de ce tableau. D’une part,
8
Bruegel, qui entretenait des liens étroits avec l’alchimie, dénonce le travail des
souffleurs9 et des hyperchimistes10, ces faux alchimistes qui étaient stimulés par un
intérêt commun : l’appât du gain. Ce faisant passer pour des alchimistes, ils prétendaient
pouvoir produire de l’or, soigner ou encore prolonger la vie. La femme située à gauche
du souffleur montre que sa bourse est vide. On la voit en arrière-plan demander l’aumône
à l’homme sortant de l’hospice. Le véritable travail de l’alchimiste n’est pas de produire
de l’or monnayable et n’est certainement pas non plus affaire publique. Il se fait loin des
regards dans l’isolement d’un laboratoire. Comme il ne doit pas être accessible à tous, il
est ici traité par une surabondance plastique qui rend difficile la lisibilité iconique
jusqu’au point de ne pas reconnaître quelle phase opérative est représentée. D’autre part,
on pourrait lire dans ce tableau un conseil de prudence face à la destinée possible de celui
qui pénètre dans l’art d’Hermès. Comme l’explique Jean Biès, « L’alchimie peut
conduire à la misère, à la démence ou à la sagesse11 ». La misère et la démence étant la
destinée la plus courante, elle est représentée dans la clarté plastique, la sagesse étant la
plus difficile à atteindre et nécessitant plus de travail, elle est montrée par dans l’ombre
de la saturation plastique, comme si l’auteur avait voulu davantage la voiler.
Passons maintenant à la deuxième image qui est issue d’un corpus théosophique. Il s’agit
du frontispice du Theosophische Wercken de Jacob Boehme publié à Amsterdam en
1682.
9 Le souffleur est celui qui « ignorant les secrets de l’art alchimique, s’efforce de les retrouver empiriquement ». (Serge
Hutin et Michel Caron, Les alchimistes, coll. « Le temps qui court », Paris, Seuil, 1959, p. 78.
10 Les hyperchimistes sont ceux qui voulaient transformer les opérations alchimiques en procédés chimiques pour créer
de l’or. (Ibid., p. 90).
11 Jean Biès, Les alchimistes, Paris, Philippe Lebaud, 2000, p. 50
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Dans cette gravure, la nature du trait varie selon son épaisseur (allant de fin et léger à
large et épais), selon sa longueur (court pour le trait / long pour la ligne) et aussi selon sa
continuité définissant la ligne ou sa discontinuité définissant le pointillé. Traits, lignes et
pointillés s’entrecroisent pour donner lieu à différents énoncés textuels qui, nous l’avons
vu, sont tributaires de l’opposition entre les lignes droites et les lignes courbes, de leur
degré d’entrecroisement et/ou de leur parallélisme.
· Selon la terminologie du Groupe Mu, groupe de sémioticiens belges, la ligne
isolée, lorsqu’elle est fermée, est appelée ligne-contour. Dans cette gravure, plusieurs
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lignes-contour sont utilisées pour figurer des formes que nous pouvons aisément
identifier : ce sont les cercles, les lettres et les chiffres.
Les lignes groupées n’opèrent pas le même effet et produisent d’autres catégories
sémantiques. Relevons ici deux types de groupement : les entrecroisés et les parallèles.
· Les lignes entrecroisées s’enchevêtrent de manière à dessiner des formes
figuratives. C’est ainsi qu’elles sont utilisées pour représenter des volumes, des reliefs,
des perspectives que nous sommes en mesure d’identifier sur la base d’une
reconnaissance perceptivo-cognitive en fonction d’un engramme mémoriel. Nous voyons
un oeil, une planète, une poignée d’épée, une couronne, une trompette, un sceptre et une
branche d’olivier.
· Les lignes groupées se donnent à voir également sous la forme de petits traits
disposés les uns à côté des autres qui dessinent des cercles-solaires et ou des étoiles.
Présentés ainsi, ils donnent l’impression d’être parallèles. A l’origine de ces traits se
trouve un geste incisif léger qui lors de l’impression révèle un trait d’une grande finesse.
Ce trait est tellement ténu qu’il en est presque imperceptible. Cette imperceptibilité
plastique, doublée d’une constance du rythme institué par l’équidistance entre chaque
trait, renforce la sensation de transparence. Inséré parmi des traits beaucoup plus dense et
épais, le groupement des traits courts et parallèles devient presque invisible. L’ensemble
de traits juxtaposés, parce qu’il réalise un effet de transparence, donne à voir la
dimension divine. Cette stratégie plastique se trouve souvent représentée dans les oeuvres
de nature religieuse pour signaler la sainteté de certains personnages ou la divinité. Le
Couronnement de la Vierge de Fra Angelico datant de 1435 en est un remarquable
exemple. (Acte gravé dans le champ pictural)
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Revenons à la disposition vectorielle des traits dans le frontispice du Theosophische
Wercken. Ces traits ne sont pas tout à fait parallèles. Si l’on poursuit le tracé de chacun
d’eux, ils se croiseraient en un centre dans lequel sont représentés des voyelles dessinées
en pointillés et un oeil réalisé par des traits plus appuyés.
· Intéressons-nous à la plasticité du pointillé qui dessine les voyelles. Le pointillé
produit aussi un effet de transparence induisant ici une stratégie d’effacement. Bien qu’il
forme les lettres, il provoque simultanément et paradoxalement une volatilisation de
celle-ci. Seules les voyelles subissent un tel traitement, les consonnes sont dessinées par
des lignes-contours. Pourquoi un tel traitement ? Première hypothèse : dans cette
disposition symbolique, nous pourrions avancer que les voyelles sont moins importantes
que les consonnes. Cette hypothèse est rapidement mise en échec tout d’abord par le fait
que malgré leur transparence – elles sont dessinées en pointillé –, les voyelles sont
insérées dans le cercle-solaire divin qui les met en évidence. La deuxième hypothèse est
que le pointillé produit la transparence pour dissimuler une importance. Cette proposition
a d’autant plus de poids que nous savons que Jacob Boehme a puisé nombre de ses
réflexions dans la mystique juive laquelle via la cabale accorde un statut fondamental aux
voyelles, notamment par rapport aux cinq modifications du son.
12
L’utilisation du pointillé peut opérer une stratégie sémantique différente en devenant le
marqueur énonciatif de la théorie des correspondances, on se rappellera qu’il s’agit d’un
des invariants de la définition de l’ésotérisme proposée par Pierre Riffard. Dans la partie
centrale de l’image se trouve un oeil entouré de deux triangles dessinés en pointillés. Il ne
s’agit pas de n’importe quel triangle, mais de triangles équilatéraux dont les trois angles,
parce qu’ils sont égaux, établissent une harmonie entre ce qu’ils représentent. Il peut
s’agir d’un équilibre entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit ou encore entre le corps, l’âme
et l’esprit. Les deux triangles sont superposés l’un à l’autre et sont dessinés dans deux
directions opposées. Le plus petit est intégré dans le plus grand. Le premier pointe vers le
haut et représente selon l’iconographie chrétienne, la Trinité, soit le plan divin (Père, Fils
et Saint-Esprit) (c’est aussi le feu et le masculin). Le deuxième soit le plus grand, pointe
vers le bas ; il représente le monde matériel, c’est-à-dire le plan humain (c’est aussi l’eau
et le féminin) et décrit un lien entre le corps, l’âme et l’esprit. Si la dimension divine et la
dimension humaine sont traitées avec la même variable plastique, le pointillé, c’est pour
rendre compte de la relation analogique qui les réunit et nous rappeler selon la célèbre
maxime de Démocrite que « Le semblable se rapproche du semblable12 ». Le triangle
divin est inclus dans le triangle humain parce que selon la logique de l’ensemble des
disciplines ésotérismes, c’est par l’homme et en l’homme que se donne à voir le divin.
Dans le même ordre d’idée, on peut expliquer la présence du pointillé à l’intersection du
niveau supérieur et du niveau intermédiaire. Alors que les deux cadrans de la section
intermédiaire sont dessinés par des lignes-contour, au niveau de la fleur de Lys13 ces
dernières deviennent des pointillés donnant à voir une circulation possible entre les deux
niveaux. Le pointillé rend compte de la porosité des frontières entre l’humain et le divin
et de ce fait exprime la logique de la théorie des correspondances. Ici, le pointillé rend
très bien compte de la première maxime de la Table d’émeraude, texte de référence de la
philosophie alchimique: « Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut : & ce qui est
en haut, est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles d’une seule chose ». Qu’il
établisse la plasticité des triangles et ou celle d’une partie des cercles, le pointillé est
12 http://pagesperso-orange.fr/pensee.sauvage/L2/alchimie/bacon.html, chapitre VII, petit traité d’alchimie intitulé
miroir d’alchimie
13 La fleur de lys située à la jonction des deux zones est également placée entre le 12 et le 1 et le Z et le A.
13
utilisé pour établir la théorie des correspondances mais de manière différente. Dans le
premier cas, il désigne une identité, dans le deuxième cas une zone de transition.
Certains pourraient être étonnés de me voir associer le plan humain à la zone
intermédiaire et non pas uniquement à la section inférieure de l’image. Cette
interprétation se justifie par l’une des précisions que j’ai apportée tout à l’heure au sujet
de l’opposition entre profane et initié : en introduisant le statut de l’initiable. Je pense que
cette zone intermédiaire est celle de l’initiable et de l’initié. N’étant plus profanes, on
comprend qu’ils soient séparés du plan humain par des lignes-contour dessinant la
frontière. Étant dans une démarche de transformation, ils sont reliés au divin par le
pointillé, marqueur d’une zone de passage singulière exprimant ainsi la liminalité
ésotérique. Cette section intermédiaire est le lieu où s’exprime le travail ésotérique, il
s’agit du lieu de l’initiation ou du lieu du Grand OEuvre.
Grâce à cette gravure, nous avons vu comment les variables plastiques pouvaient nous
permettre de saisir la logique critériologique de l’ésotérisme au sein d’un corpus
théosophique et parfois même qu’elles pouvaient participer à un double jeu de
monstration et d’effacement (le traitement en pointillé des voyelles). Je souhaite analyser
plus en détail ce double jeu dans une autre image : la première gravure du traité
alchimique Atalanta fugiens écrit par Michael Maier publié en 1617 à Oppenheim en
Allemagne.
L’étude des signes plastiques de ladite gravure nous montre comment le graveur, en
l’occurrence Mathieu Mérian, arrive subtilement à marquer le contenu symbolique tout
en le masquant, et ce, grâce à une stratégie plastique. Entrons dans la dimension plasticoiconique
de la gravure I et examinons plus particulièrement le personnage qui domine la
composition. Au premier plan, on perçoit une forme identifiée comme étant un
« homme ». Au niveau iconique, les sous-entités /muscle/, /torse/, /moustache/ orientent
l’identification /être masculin/. Or, en portant plus attention à son ventre, on remarque
une forme bien étrange, qui donne à voir la silhouette d’un enfant, du moins ce qui
ressemble à un foetus. Cette forme iconique est incluse dans celle de l’homme. Les traits
plastiques qui construisent la figure de l’homme sont nombreux et un important travail
est effectué au niveau de l’orientation de ceux-ci, dans la manière dont ils se croisent,
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dans leur densité, mais aussi au niveau des pointillés qui figurent le relief de la
musculature du corps humain. Le tracé curviligne épouse parfaitement les courbes
extérieures du corps et les pointillés dessinent minutieusement chaque détail des muscles
et des rondeurs. Sur la partie droite de l’homme, des traits plus petits s’imbriquent pour
accentuer la forme du relief charnel et créer quelques zones d’ombres. La juxtaposition
de ces éléments plastiques témoigne d’un réalisme élevé et contribue grandement à la
reconnaissance du signifié « homme ». Mais le « remplissage » plastique fait de traits
entrecroisés, si généreux soit-il, est fondamentalement déroutant. Déroutant, car tout en
organisant les variables plastiques du mimétisme iconique, il simule une autre forme
iconique introduite dans l’abdomen de l’homme. Autrement dit, c’est l’enchevêtrement
des traits qui, au niveau iconique, modélise le bas ventre de l’homme en rendant compte
d’ombres et de reliefs et qui, en même temps, masque la lisibilité de l’embryon.
L’organisation des variables plastiques conditionne et induit la perception que le lecteur
aura de la ligne-contour dessinant la forme foetale insérée dans le signe iconique
« homme » qui, au premier coup d’oeil, ne semble pas porter d’enfant en son ventre. Par
conséquent, la dimension plastique des signes iconiques fait en sorte que le lecteur ne
verra probablement pas d’emblée, mais seulement un peu plus tard, que cet homme porte
un enfant. La clé interprétative de cette gravure se trouve précisément dans la présence du
foetus. Car l’homme enceint représente, au niveau microcosmique, l’adepte qui, à l’image
d’un dieu (macrocosme), est détenteur d’une promesse de devenir alchimique, le fils des
Sages, c’est-à-dire d’une semence de perfection.
Jusqu’à présent nous avons vu avec l’étude de la gravure de Bruegel comment la
dimension plastique fait écho à la logique ésotérique puis, avec le frontispice de Jacob
Boehme et la première gravure de l’Atalanta fugiens de Michael Maier que la relation
plastico-iconique peut être convoquée dans un double-jeu de monstration et de
dissimulation de la symbolique. Dans la dernière partie de ma présentation, je me
concentrerai sur la dimension iconique, c’est-à-dire sur les formes et les figures, et sur les
différentes stratégies utilisées pour montrer ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas être
dit dans le discours symbolique alchimique.
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Deuxième point :
Pour mieux comprendre les deux prochaines analyses sémiotiques, il est important de
préciser que la symbolique alchimique opère une sémiose qui s’effectue par un renvoi
sémantique entre signifiés. Le renvoi sémantique, bien que perçu et utilisé différemment
selon le destinateur, est régi par un lien analogique entre les deux parties du symbole. Ce
dernier étant modalisé par une polysémie évidente, les alchimistes ont utilisé des espaces
narratifs variés pour complexifier la symbolique et produire différents niveaux de
symbolisation. J’appelle espaces narratifs les espaces de référence nourrissant la
symbolique alchimique : il peut s’agir de scènes de vie quotidienne, de mythologie,
d’alchimie, etc. Les espaces narratifs déterminent différents niveaux interprétatifs qui se
répartissent sur ce que j’ai appelé une échelle de symbolicité et graduent selon des degrés
de symbolicité. L’échelle de symbolicité établit des variations interprétatives qui se
distinguent entre elles selon des taux de symbolicité. Le taux de symbolicité statue sur la
complexité du système interprétatif et détermine une variation de principe analogique
reliant le motif iconique représenté et le message symbolique afférent. Ces derniers sont
unis par une propriété lexicale commune qui, selon le contexte de symbolisation, soit
l’espace narratif mythologique, alchimique, géométrique, etc., rend compte d’un degré de
symbolicité. Ce faisant, le contexte de symbolisation conditionne l’intensité du rapport
analogique. Certains renvois de sens sont tributaires d’un faible taux de symbolicité, le
lien analogique entre le motif iconique représenté et le message symbolique afférent est
alors facilement compréhensible, d’autres occasionnent un fort taux de symbolicité, le
lien analogique est par conséquent plus difficilement perceptible. Comme j’ai assez peu
de temps pour faire une analyse exhaustive, je m’attarderai sur l’explication des
processus de symbolisation des deux extrémités de l’échelle.
Je prendrai deux exemples de l’Atalanta fugiens qui représentent une scène de vie
quotidienne et un récit mythologique et démontrerai que, dans les deux cas, le trajet
sémantique n’est pas modalisé de la même manière, car il montre tantôt ce qui peut être
dit, tantôt ce qui ne peut être dit. Par exemple, il est plus aisé de comprendre ce que
signifie une femme qui lave son linge (blanchissage des métaux) que de faire un lien
entre l’histoire d'OEdipe et les stades opératifs hermétiques.
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La gravure III présente une femme lavant du linge. Précisément, l’image montre une
femme qui insère de l’eau dans le bac contenant supposément le linge sale. De ce grand
baquet, l’eau s’évapore en fumée, les saletés plus lourdes vont au fond de la cuve et se
déversent dans un seau par le robinet inséré dans la paroi du contenant. L’eau bouillante
agit sur les impuretés pour les dégager, les délier, les séparer. Ce procédé tel que décrit
correspond exactement à celui du blanchissage de métaux et plus précisément de la
matière première. En effet, selon la tradition opérative de l’alchimie traditionnelle, la
matière première, une fois trouvée, doit être nettoyée et libérée de ses imperfections.
L’analogie entre le blanchiment du linge et celui des métaux est suffisamment claire pour
prétendre que dans cet exemple le processus interprétatif possède un faible degré de
symbolicité.
L’utilisation d’un récit mythologique est plus difficile à interpréter que le
glissement sémantique entre le nettoyage du linge et le blanchissage des métaux. Plus
difficile, car le récit mythologique recourt déjà intrinsèquement à un processus
interprétatif. L’alchimiste s’approprie les mythes pour ensuite les décontextualiser, les
réinvestir et les actualiser dans une autre sphère, tributaire de la pensée alchimique. Et
c’est par une distorsion du mythe qui tient lieu d’une démythologisation partielle ne
gardant que l’unité sémantique pertinente que s’effectue l’opération symbolisante.
Voyons concrètement, dans la gravure XXXIX, comment s’opère la relation
analogique entre le discours hermétique et le mythe d’OEdipe.
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L’image montre plusieurs personnages : un enfant, un homme, un vieillard, un roi, une
reine, une femme-serpent (ou une femme dragon) et un guerrier. Compte tenu de cet
inventaire, l’identification du récit ne se donne pas d’emblée. À bien y regarder, plusieurs
éléments enclenchent la reconnaissance du mythe d’OEdipe. Le groupement figuratif du
premier plan, c’est-à-dire l’enfant, l’homme et le vieillard est révélateur puisqu’il
représente la solution de l’énigme14 posée par le Sphinx à OEdipe. Outre ce groupement
figuratif, d’autres motifs iconiques, correspondant à des passages variés dudit récit,
viennent confirmer la lecture : en effet, nous pouvons voir un personnage braquant une
épée contre un autre (OEdipe tue son père, le roi), et le même personnage tenant la main
d’une femme (OEdipe s’unit à sa mère, la reine). La difficulté de reconnaître de manière
claire ce récit mythologique tient de la présence d’un être hybride inhabituellement
représenté. Le Sphinx, qui pose la célèbre énigme au jeune homme, ne correspond pas ici
à la figure iconique traditionnelle. Qu’il soit issu de la mythologie grecque ou de la
mythologie égyptienne (qui du reste a inspiré la forme du monstre grec), il est toujours
dessiné sous les traits d’un lion ailé à tête et à buste de femme. Or cette description ne
concorde pas avec la femme-serpent représentée dans la gravure, dont il ne fait aucun
doute qu’il s’agisse du monstre, comme en témoigne le titre de l’emblème « OEdipe, ayant
vaincu le sphinx et mis à mort son père Laïus [sic], fait de sa mère son épouse15 ». Cette
créature, telle que figurée dans la gravure XXXIX, représente, d’après la mythologie
14 Souvenons-nous de la célèbre énigme du Sphinx : « Quel est l’animal qui marche à quatre pattes le matin, à deux
pattes, le midi et à trois pattes le soir ? ». Pour plus de détails, lire OEdipe-roi de Sophocle (trad. de Ch. Georgin, Paris,
Hatier, 1961).
15 Michael Maier, op. cit., p. 288.
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grecque, Échidna, un être hybride mi-femme, mi-serpent (ou mi-dragon). De ses ébats
amoureux avec le chien Orthros serait née la Sphinge, masculinisée en Sphinx chez
Hésiode. Dans la gravure XXXIX, nous assistons donc à une substitution de la forme
iconique représentée, Échidna, à la créature du récit mythique convoqué, le Sphinx. Mais
cette substitution n’en est pas réellement une. Il s’agit plutôt d’un amalgame entre
Échidna et le Sphinx. En effet, les deux doivent être conjointement considérés dans cette
représentation. Sous la forme d’Échidna, c’est-à-dire mi-serpent ou mi-dragon, c’est la
matière de l’oeuvre alchimique qui est nommée et définie. Chez les alchimistes et Dom
Antoine-Joseph Pernéty le rappelle très bien, le dragon désigne la terre : « cette masse
informe et indigeste qui cache dans son sein la semence de l’or16 ». Cette combinaison
mythique est doublement fascinante, puisque, d’une part, elle souligne le jeu de
l’alchimiste qui se complait à déjouer l’interprétation de la symbolique, et d’autre part,
elle met en évidence l’intelligence du stratagème symbolique utilisé par les adeptes,
stratagème qui s’effectue sous la forme d’un amalgame interprétatif, parfois au sein du
même espace narratif. En plus de personnifier la matière première, cette femme-serpentsphinx
en est la protectrice. Elle a donc une double fonction : celle de matière et de
gardien empêchant les non-initiés d’accéder à la connaissance puisque, dans les traditions
égyptiennes, le sphinx est placé à l’entrée des pyramides, lieux de mystères, pour
préserver les connaissances sacrées.
Revenons maintenant au premier plan de l’image. La solution de l’énigme représentée
sous la forme de l’enfant, de l’homme et du vieillard identifie la composition de la
matière première et ouvre la porte permettant d’accéder au premier mystère alchimique.
Pour les alchimistes, cette matière participe de l’union des quatre éléments, c’est-à-dire
l’eau, la terre, le feu et l’air. En cela, elle est soutenue par les quatre « pattes » de
l’enfant. Les quatre éléments sont liés par un cinquième, le cercle qui représente l’unité
primordiale, l’androgyne originel, soit l’unification des opposés, soufre et mercure, donc
les deux « pattes » de l’homme. Les trois « pattes » du vieillard signalent, quant à elles,
les trois principes qui structurent la matière première, c’est-à-dire l’âme, le corps et
l’esprit. Par conséquent, la structure de ladite matière est sommairement « dévoilée ».
16 Dom Antoine-Joseph Pernéty, article « dragon », Dictionnaire mytho-hermétique, dans lequel on trouve les
allégories fabuleuses des poètes, les métaphores, les énigmes et les termes barbares des philosophes hermétiques
expliqués, Paris, Delalain-l'aîné, 1787, p. 97.
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Composée des quatre éléments, elle constitue une quiddité binaire en procédant à l’union
des trois substances. Et ces chiffres sont clairement dessinés sous les formes
géométriques inscrites sur le front de chacun des trois personnages.
La gravure XXXIX définit la matière première comme une masse informe et
chaotique avec la femme-serpent-sphinx, décrit ses compositions principielles avec la
solution de l’énigme et aussi présente les deux grandes étapes opératives que la matière
première doit subir pour parvenir à la pierre philosophale. Ces derniers éléments nous
sont donnés par les deux autres temporalités du récit d’OEdipe : en arrière-plan, le
personnage d’OEdipe brandit une arme contre un roi (son père) et, plus haut, s’unit à une
reine (sa mère). En termes alchimiques, ces deux étapes dessinent d’une part le processus
de séparation, d’autre part de celui d’unification. Ainsi l’explique Michael Maier :
OEdipe est accusé de parricide et d’inceste, les deux crimes les plus affreux que l’on
puisse imaginer, et qui cependant l’ont porté au trône (…). Il tua en effet son père qui
ne voulait pas lui céder le passage, et épousa sa mère, la reine, épouse de Laïos.
Toutefois, ceci n’a pas été écrit comme une histoire ou un exemple à imiter, mais
inventé et présenté allégoriquement par les philosophes pour les secrets de leur
doctrine. Les crimes rapportés se rencontrent en effet tous deux dans cette oeuvre ; car
le premier agent, ou père, est renversé et terrassé par son effet, ou fils, puis ce même
effet s’unit à la seconde cause jusqu’à devenir une seule chose avec elle ; ainsi le fils
est uni en mariage à sa mère et il s’empare du royaume de son père comme en vertu
du triple droit des armes, de l’alliance et de la succession.17
La correspondance analogique réalisée par Michael Maier entre les moments où OEdipe
tue son père, épouse sa mère et ceux qui relatent l’évolution transmutatoire par la
séparation et l’union, procède à une herméneutique des figures archaïques constitutives
de l’inconscient collectif. À l’image du processus identitaire d’OEdipe, celui de
l’alchimiste passe par une intégration psychologique de l’évolution de la matière
première qui s’effectue nécessairement par une disjonction du même (tuer le père) et une
symbiose avec l’autre (épouser la mère). Ceci n’est pas sans nous rappeler les travaux du
psychanalyste autrichien Sigmund Freud qui, quelques siècles plus tard, recourt à un
emploi similaire de la structure archétypale oedipienne, sous le nom de complexe
d’OEdipe, mais cette fois-ci pour rendre compte, au niveau psychanalytique, du
développement identitaire de l’homme.
17 Michael Maier, op. cit., p. 292.
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Force est de constater que les processus de symbolisation engagés dans les deux gravures
ne présentent pas les mêmes complexités sémiotique et symbolique. Pourquoi une telle
différenciation de processus de symbolisation ? Pour répondre à cette question, reprenons
nos deux exemples.
La gravure III représente une des phases opératives, précisément, celle qui consiste en
la séparation des principes alchimiques. Les adeptes n’ont jamais eu de difficultés à
parler de ces phases que celles-ci procèdent de la sublimation, de la calcination, de la
putréfaction etc. Étant accessibles dans les textes alchimiques, elles sont données à voir
dans les gravures de l’Atalanta fugiens sous la forme d’un faible taux de symbolicité.
Si la gravure XXXIX possède quant à elle un taux de symbolicité élevé, c’est pour
masquer l’identité réelle de la matière première, un des éléments stables non révélés du
processus alchimique (autrement que par l’initiation). Le fait de savoir que la matière
première est une masse chaotique composée de soufre et de mercure réunissant les quatre
éléments ne nous permet pas de savoir qui elle est ?
Je finirai ma présentation en disant que les processus de symbolisation donnés à voir
dans les gravures de l’Atalanta fugiens sont conditionnés par les exigences du secret
alchimique qui tiennent moins à l’ordre chronologique des phases opératives qu’à
l’identité de l’agent initial, la matière première, et de l’agent final, la pierre philosophale.
Ce qui peut être dit est montré par un faible taux de symbolicité aisément accessible et ce
qui ne peut pas être dit est montré par un taux de symbolicité plus difficilement
accessible car conditionnel à la connaissance du récit mythologique. C’est ainsi que les
images symboliques permettent aux ésotéristes de pallier leur interdiction de dévoiler leur
art et leur science sans pourtant risquer d’être compris par tous.