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ÉTUDE DE FEMME

Dédié au marquis Jean-Charles di Negro

La marquise de Listomère est une de ces jeunes femmes élevées  dans l’esprit de la Restauration. Elle a des principes, elle fait maigre,  elle communie, et va très parée au bal, aux Bouffons, à l’Opéra ;  son directeur lui permet d’allier le profane et le sacré. Toujours en  règle avec l’église et avec le monde, elle offre une image du temps  présent, qui semble avoir pris le mot de Légalité pour épigraphe.  La conduite de la marquise comporte précisément assez de dévo 

tion pour pouvoir arriver sous une nouvelle Maintenon à la sombre  piété des derniers jours de Louis XIV, et assez de mondanité pour  adopter également les mœurs galantes des premiers jours de ce  règne, s’il revenait. En ce moment, elle est vertueuse par calcul,  ou par goût peut-être. Mariée depuis sept ans au marquis de Lis 

tomère, un de ces députés qui attendent la pairie, elle croit peut être aussi servir par sa conduite l’ambition de sa famille. Quelques  femmes attendent pour la juger le moment où monsieur de Listo mère sera pair de France, et où elle aura trente-six ans, époque de  la vie où la plupart des femmes s’aperçoivent qu’elles sont dupes  des lois sociales. Le marquis est un homme assez insignifiant : il est  bien en cour, ses qualités sont négatives comme ses défauts ; les  unes ne peuvent pas plus lui faire une réputation de vertu que les 

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autres ne lui donnent l’espèce d’éclat jeté par les vices. Député, il  ne parle jamais, mais il vote bien ; il se comporte dans son ménage  comme à la Chambre. Aussi passe-t-il pour être le meilleur mari de  France. S’il n’est pas susceptible de s’exalter, il ne gronde jamais,  à moins qu’on ne le fasse attendre. Ses amis l’ont nommé le temps  couvert. Il ne se rencontre en effet chez lui ni lumière trop vive, ni  obscurité complète. Il ressemble à tous les ministères qui se sont  succédé en France depuis la Charte. Pour une femme à principes, il  était difficile de tomber en de meilleures mains. N’est-ce pas beau coup pour une femme vertueuse que d’avoir épousé un homme  incapable de faire des sottises ? Il s’est rencontré des dandies qui  ont eu l’impertinence de presser légèrement la main de la marquise  en dansant avec elle, ils n’ont recueilli que des regards de mépris, et  tous ont éprouvé cette indifférence insultante qui, semblable aux  gelées du printemps, détruit le germe des plus belles espérances.  Les beaux, les spirituels, les fats, les hommes à sentiment qui se  nourrissent en tétant leurs cannes, ceux à grand nom ou à grosse  renommée, les gens de haute et petite volée, auprès d’elle tout a  blanchi. Elle a conquis le droit de causer aussi longtemps et aussi  souvent qu’elle le veut avec les hommes qui lui semblent spirituels  sans qu’elle soit couchée sur l’album de la médisance. Certaines  femmes coquettes sont capables de suivre ce plan-là pendant sept  ans pour satisfaire plus tard leurs fantaisies ; mais supposer cette  arrière-pensée à la marquise de Listomère serait la calomnier. J’ai  eu le bonheur de voir ce phénix des marquises : elle cause bien,  je sais écouter, je lui ai plu, je vais à ses soirées. Tel était le but de  mon ambition. Ni laide ni jolie, madame de Listomère a des dents  blanches, le teint éclatant et les lèvres très rouges ; elle est grande et  bien faite ; elle a le pied petit, fluet, et ne l’avance pas ; ses yeux, loin  d’être éteints, comme le sont presque tous les yeux parisiens, ont  un éclat doux qui devient magique si par hasard elle s’anime. On  devine une âme à travers cette forme indécise. Si elle s’intéresse à  la conversation, elle y déploie une grâce ensevelie sous les précau-

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tions d’un maintien froid, et alors elle est charmante. Elle ne veut  pas de succès et en obtient. On trouve toujours ce qu’on ne cher che pas. Cette phrase est trop souvent vraie pour ne pas se changer  un jour en proverbe. Ce sera la moralité de cette aventure, que je ne  me permettrais pas de raconter, si elle ne retentissait en ce moment  dans tous les salons de Paris. 

La marquise de Listomère a dansé, il y a un mois environ, avec  un jeune homme aussi modeste qu’il est étourdi, plein de bonnes  qualités, et ne laissant voir que ses défauts ; il est passionné et se  moque des passions ; il a du talent et il le cache ; il fait le savant avec  les aristocrates et fait de l’aristocratie avec les savants. Eugène de  Rastignac est un de ces jeunes gens très sensés qui essaient de tout,  et semblent tâter les hommes pour savoir ce que porte l’avenir. En  attendant l’âge de l’ambition, il se moque de tout ; il a de la grâce  et de l’originalité, deux qualités rares parce qu’elles s’excluent l’une  l’autre. Il a causé sans préméditation de succès avec la marquise  de Listomère, pendant une demi-heure environ. En se jouant des  caprices d’une conversation qui, après avoir commencé à l’opéra  de Guillaume Tell, en était venue aux devoirs des femmes, il avait  plus d’une fois regardé la marquise de manière à l’embarrasser ;  puis il la quitta et ne lui parla plus de toute la soirée ; il dansa,  se mit à l’écarté, perdit quelque argent, et s’en alla se coucher. J’ai  l’honneur de vous affirmer que tout se passa ainsi. Je n’ajoute, je ne  retranche rien. 

Le lendemain matin Rastignac se réveilla tard, resta dans son  lit, où il se livra sans doute à quelques-unes de ces rêveries matina les pendant lesquelles un jeune homme se glisse comme un sylphe  sous plus d’une courtine de soie, de cachemire ou de coton. En ces  moments, plus le corps est lourd de sommeil, plus l’esprit est agile.  Enfin Rastignac se leva sans trop bâiller, comme font tant de gens  mal appris, sonna son valet de chambre, se fit apprêter du thé, en  but immodérément, ce qui ne paraîtra pas extraordinaire aux per sonnes qui aiment le thé ; mais pour expliquer cette circonstance 

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aux gens qui ne l’acceptent que comme la panacée des indigestions,  j’ajouterai qu’Eugène écrivait : il était commodément assis, et avait  les pieds plus souvent sur ses chenets que dans sa chancelière. Oh !  avoir les pieds sur la barre polie qui réunit les deux griffons d’un  garde-cendre, et penser à ses amours quand on se lève et qu’on  est en robe de chambre, est chose si délicieuse, que je regrette infi 

niment de n’avoir ni maîtresse, ni chenets, ni robe de chambre.  Quand j’aurai tout cela, je ne raconterai pas mes observations, j’en  profiterai. 

La première lettre qu’Eugène écrivit fut achevée en un quart  d’heure ; il la plia, la cacheta et la laissa devant lui sans y mettre  l’adresse. La seconde lettre, commencée à onze heures, ne fut finie  qu’à midi. Les quatre pages étaient pleines. 

– Cette femme me trotte dans la tête, dit-il en pliant cette  seconde épître, qu’il laissa devant lui, comptant y mettre l’adresse  après avoir achevé sa rêverie involontaire. Il croisa les deux pans  de sa robe de chambre à ramages, posa ses pieds sur un tabouret,  coula ses mains dans les goussets de son pantalon de cachemire  rouge, et se renversa dans une délicieuse bergère à oreilles dont  le siége et le dossier décrivaient l’angle confortable de cent vingt  degrés. Il ne prit plus de thé et resta immobile, les yeux attachés  sur la main dorée qui couronnait sa pelle, sans voir ni main, ni  pelle, ni dorure. Il ne tisonna même pas. Faute immense ! N’est-ce  pas un plaisir bien vif que de tracasser le feu quand on pense aux  femmes ? Notre esprit prête des phrases aux petites langues bleues  qui se dégagent soudain et babillent dans le foyer. On interprète le  langage puissant et brusque d’un bourguignon

A ce mot arrêtons-nous et plaçons ici pour les ignorants une  explication due à un étymologiste très distingué qui a désiré garder  l’anonyme. Bourguignon est le nom populaire et symbolique donné,  depuis le règne de Charles VI, à ces détonations bruyantes dont  l’effet est d’envoyer sur un tapis ou sur une robe un petit charbon,  léger principe d’incendie. Le feu dégage, dit-on, une bulle d’air 

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qu’un ver rongeur a laissée dans le cœur du bois. Inde amor, inde  burgundus. L’on tremble en voyant rouler comme une avalanche le  charbon qu’on avait si industrieusement essayé de poser entre deux  bûches flamboyantes. Oh ! tisonner quand on aime, n’est-ce pas  développer matériellement sa pensée ? 

Ce fut en ce moment que j’entrai chez Eugène, il fit un soubre saut et me dit : – Ah ! te voilà, mon cher Horace. Depuis quand  es-tu là ? 

– J’arrive. 

– Ah ! 

Il prit les deux lettres, y mit les adresses et sonna son domesti que. 

– Porte cela en ville. 

Et Joseph y alla sans faire d’observations ; excellent domesti que ! 

Nous nous mîmes à causer de l’expédition de Morée, dans  laquelle je désirais être employé en qualité de médecin. Eugène me  fit observer que je perdrais beaucoup à quitter Paris, et nous par lâmes de choses indifférentes. Je ne crois pas que l’on me sache  mauvais gré de supprimer notre conversation…………………… 

Au moment où la marquise de Listomère se leva, sur les deux  heures après midi, sa femme de chambre, Caroline, lui remit une  lettre ; elle la lut pendant que Caroline la coiffait. (Imprudence que  commettent beaucoup de jeunes femmes.) 

O cher ange d’amour, trésor de vie et de bonheur ! A ces mots, la mar quise allait jeter la lettre au feu ; mais il lui passa par la tête une fan taisie que toute femme vertueuse comprendra merveilleusement,  et qui était de voir comment un homme qui débutait ainsi pouvait  finir. Elle lut. Quand elle eut tourné la quatrième page, elle laissa  tomber ses bras comme une personne fatiguée. 

– Caroline, allez savoir qui a remis cette lettre chez moi. – Madame, je l’ai reçue du valet de chambre de monsieur le  baron de Rastignac.

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Il se fit un long silence. 

– Madame veut-elle s’habiller ? demanda Caroline. – Non. 

– Il faut qu’il soit bien impertinent ! pensa la marquise…  …………………………………………………………………. Je prie toutes les femmes d’imaginer elles-mêmes le commen taire. 

Madame de Listomère termina le sien par la résolution formelle  de consigner monsieur Eugène à sa porte, et si elle le rencontrait  dans le monde de lui témoigner plus que du dédain ; car son inso lence ne pouvait se comparer à aucune de celles que la marquise  avait fini par excuser. Elle voulut d’abord garder la lettre ; mais,  toute réflexion faite, elle la brûla. 

– Madame vient de recevoir une fameuse déclaration d’amour,  et elle l’a lue ! dit Caroline à la femme de charge. 

– Je n’aurais jamais cru cela de madame, répondit la vieille tout  étonnée. 

Le soir, la comtesse alla chez le marquis de Beauséant, où Ras tignac devait probablement se trouver. C’était un samedi. Le mar quis de Beauséant étant un peu parent à monsieur de Rastignac, ce  jeune homme ne pouvait manquer de venir pendant la soirée. A  deux heures du matin, madame de Listomère, qui n’était restée que  pour accabler Eugène de sa froideur, l’avait attendu vainement. Un  homme d’esprit, Stendhal, a eu la bizarre idée de nommer cristalli sation le travail que la pensée de la marquise fit avant, pendant et  après cette soirée. 

Quatre jours après, Eugène grondait son valet de chambre. – Ah çà ! Joseph, je vais être forcé de te renvoyer, mon garçon ! – Plaît-il, monsieur ? 

– Tu ne fais que des sottises. Où as-tu porté les deux lettres que  je t’ai remises vendredi ? 

Joseph devint stupide. Semblable à quelque statue du porche  d’une cathédrale, il resta immobile, entièrement absorbé par le tra-

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vail de son imaginative. Tout à coup il sourit bêtement et dit : –  Monsieur, l’une était pour madame la marquise de Listomère, rue  Saint-Dominique, et l’autre pour l’avoué de monsieur… – Es-tu certain de ce que tu dis là ? 

Joseph demeura tout interdit. Je vis bien qu’il fallait que je m’en  mêlasse, moi qui, par hasard, me trouvais encore là. – Joseph a raison, dis-je. Eugène se tourna de mon côté. – J’ai  lu les adresses fort involontairement, et… 

– Et, dit Eugène en m’interrompant, l’une des lettres n’était pas  pour madame de Nucingen ? 

– Non, de par tous les diables ! Aussi, ai-je cru, mon cher, que  ton cœur avait pirouetté de la rue Saint-Lazare à la rue Saint-Domi nique. 

Eugène se frappa le front du plat de la main et se mit à sourire.  Joseph vit bien que la faute ne venait pas de lui. 

Maintenant, voilà où sont les moralités que tous les jeunes gens  devraient méditer. Première faute : Eugène trouva plaisant de faire  rire madame de Listomère de la méprise qui l’avait rendue maî tresse d’une lettre d’amour qui n’était pas pour elle. Deuxième faute : il n’alla chez madame de Listomère que quatre jours après l’aven ture, laissant ainsi les pensées d’une vertueuse jeune femme se cris talliser. Il se trouvait encore une dizaine de fautes qu’il faut passer  sous silence, afin de donner aux dames le plaisir de les déduire ex  professo à ceux qui ne les devineront pas. Eugène arrive à la porte  de la marquise ; mais quand il veut passer, le concierge l’arrête et  lui dit que madame la marquise est sortie. Comme il remontait en  voiture, le marquis entra. 

– Venez donc, Eugène ? ma femme est chez elle. 

Oh ! excusez le marquis. Un mari, quelque bon qu’il soit,  atteint difficilement à la perfection. En montant l’escalier, Rasti gnac s’aperçut alors des dix fautes de logique mondaine qui se  trouvaient dans ce passage du beau livre de sa vie. Quand madame  de Listomère vit son mari entrant avec Eugène, elle ne put s’em-

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pêcher de rougir. Le jeune baron observa cette rougeur subite. Si  l’homme le plus modeste conserve encore un petit fonds de fatuité  dont il ne se dépouille pas plus que la femme ne se sépare de sa  fatale coquetterie, qui pourrait blâmer Eugène de s’être alors dit  en lui-même : – Quoi ! cette forteresse aussi ? Et il se posa dans  sa cravate. Quoique les jeunes gens ne soient pas très avares, ils  aiment tous à mettre une tête de plus dans leur médaillier. 

Monsieur de Listomère se saisit de la Gazette de France, qu’il aper çut dans un coin de la cheminée, et alla vers l’embrasure d’une  fenêtre pour acquérir, le journaliste aidant, une opinion à lui sur  l’état de la France. Une femme, voire même une prude, ne reste  pas longtemps embarrassée, même dans la situation la plus difficile  où elle puisse se trouver : il semble qu’elle ait toujours à la main  la feuille de figuier que lui a donnée notre mère Eve. Aussi, quand  Eugène, interprétant en faveur de sa vanité la consigne donnée à la  porte, salua madame de Listomère d’un air passablement délibéré,  sut-elle voiler toutes ses pensées par un de ces sourires féminins  plus impénétrables que ne l’est la parole d’un roi. 

– Seriez-vous indisposée, madame ? vous aviez fait défendre  votre porte. 

– Non, monsieur. 

– Vous alliez sortir, peut-être ? 

– Pas davantage. 

– Vous attendiez quelqu’un ? 

– Personne. 

– Si ma visite est indiscrète, ne vous en prenez qu’à monsieur le  marquis. J’obéissais à votre mystérieuse consigne quand il m’a lui même introduit dans le sanctuaire. 

– Monsieur de Listomère n’était pas dans ma confidence. Il n’est  pas toujours prudent de mettre un mari au fait de certains secrets… L’accent fermé et doux avec lequel la marquise prononça ces  paroles et le regard imposant qu’elle lança firent bien juger à Rasti gnac qu’il s’était trop pressé de se poser dans sa cravate.

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– Madame, je vous comprends, dit-il en riant ; je dois alors me  féliciter doublement d’avoir rencontré monsieur le marquis, il me  procure l’occasion de vous présenter une justification qui serait  pleine de dangers si vous n’étiez pas la bonté même. 

La marquise regarda le jeune baron d’un air assez étonné ; mais  elle répondit avec dignité : – Monsieur, le silence sera de votre  part la meilleure des excuses. Quant à moi, je vous promets le plus  entier oubli, pardon que vous méritez à peine. 

– Madame, dit vivement Eugène, le pardon est inutile là où il n’y  a pas eu d’offense. La lettre, ajouta-t-il à voix basse, que vous avez  reçue et qui a dû vous paraître si inconvenante, ne vous était pas  destinée. 

La marquise ne put s’empêcher de sourire, elle voulait avoir été  offensée. 

– Pourquoi mentir ? reprit-elle d’un air dédaigneusement enjoué  mais d’un son de voix assez doux. Maintenant que je vous ai  grondé, je rirai volontiers d’un stratagème qui n’est pas sans malice.  Je connais de pauvres femmes qui s’y prendraient. – Dieu ! comme  il aime ! diraient-elles. La marquise se mit à rire forcément, et ajouta  d’un air d’indulgence : – Si nous voulons rester amis, qu’il ne soit  plus question de méprises dont je ne puis être la dupe. 

– Sur mon honneur, madame, vous l’êtes beaucoup plus que  vous ne pensez, répliqua vivement Eugène. 

– Mais de quoi parlez-vous donc là ? demanda monsieur de Lis tomère qui depuis un instant écoutait la conversation sans en pou voir percer l’obscurité. 

– Oh ! cela n’est pas intéressant pour vous, répondit la mar quise. 

Monsieur de Listomère reprit tranquillement la lecture de son  journal et dit : – Ah ! madame de Mortsauf est morte : votre  pauvre frère est sans doute à Clochegourde. 

– Savez-vous, monsieur, reprit la marquise en se tournant vers  Eugène, que vous venez de dire une impertinence ?

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– Si je ne connaissais pas la rigueur de vos principes, répondit-il  naïvement, je croirais que vous voulez ou me donner des idées des quelles je me défends, ou m’arracher mon secret. Peut-être encore  voulez-vous vous amuser de moi. 

La marquise sourit. Ce sourire impatienta Eugène. 

– Puissiez-vous, madame, dit-il, toujours croire à une offense  que je n’ai point commise ! et je souhaite bien ardemment que le  hasard ne vous fasse pas découvrir dans le monde la personne qui  devait lire cette lettre… 

– Hé quoi ! ce serait toujours pour madame de Nucingen ?  s’écria madame de Listomère plus curieuse de pénétrer un secret  que de se venger des épigrammes du jeune homme. 

Eugène rougit. Il faut avoir plus de vingt-cinq ans pour ne  pas rougir en se voyant reprocher la bêtise d’une fidélité que les  femmes raillent pour ne pas montrer combien elles en sont envieu ses. Néanmoins il dit avec assez de sang-froid : – Pourquoi pas,  madame ? 

Voilà les fautes que l’on commet à vingt-cinq ans. Cette con fidence causa une commotion violente à madame de Listomère ;  mais Eugène ne savait pas encore analyser un visage de femme en  le regardant à la hâte ou de côté. Les lèvres seules de la marquise  avaient pâli. Madame de Listomère sonna pour demander du bois,  et contraignit ainsi Rastignac à se lever pour sortir. 

– Si cela est, dit alors la marquise en arrêtant Eugène par un air  froid et composé, il vous serait difficile de m’expliquer, monsieur, par  quel hasard mon nom a pu se trouver sous votre plume. Il n’en est  pas d’une adresse écrite sur une lettre comme du claque d’un voisin  qu’on peut par étourderie prendre pour le sien en quittant le bal. 

Eugène décontenancé regarda la marquise d’un air à la fois fat  et bête, il sentit qu’il devenait ridicule, balbutia une phrase d’écolier  et sortit. Quelques jours après la marquise acquit des preuves irré cusables de la véracité d’Eugène. Depuis seize jours elle ne va plus  dans le monde.

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Le marquis dit à tous ceux qui lui demandent raison de ce chan gement : – Ma femme a une gastrite. 

Moi qui la soigne et qui connais son secret, je sais qu’elle a seu lement une petite crise nerveuse de laquelle elle profite pour rester  chez elle. 

Paris, février 1830.


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